Le blog d'Archiloque

Outils difficiles à maîtriser et estime de soi

En matière de jeux vidéo, on peut aimer les jeux difficiles, c’est-à-dire qui demandent une maîtrise importante, les jeux plus faciles, ou les deux.

Pour satisfaire les différents publics, certains jeux s’adressent plus particulièrement aux personnes qui aiment les jeux difficiles, d’autres aux personnes aimant les jeux faciles et d’autres encore essaient d’atteindre un public le plus large possible en permettant aux personnes qui jouent de modifier le niveau de difficulté auquel iels font face[1].

On pourrait imaginer que la troisième catégorie permette de satisfaire tout le monde.

En fait pas du tout, car il se trouve qu’une partie des joueur·euse·s qui aiment les jeux difficiles n’apprécie pas du tout que des personnes puissent profiter de la même expérience de jeu qu’eux sans avoir le même niveau de maîtrise.

Dit autrement : pour ces joueur·euse·s, savoir que d’autres personnes peuvent s’amuser sur les mêmes jeux en étant “moins bon·ne·s” leur gâche leur plaisir.

Vous pouvez par exemple lire les commentaires de cet article.

Mon idée est que chez ces personnes la maîtrise des jeux vidéo est importante pour leur estime de soi. Permettre à des personnes ayant une maîtrise plus faible de s’amuser sur les mêmes jeux dévalorise leur maîtrise, et constitue donc une attaque de leur estime de soi.

Dans les outils informatiques, certains outils sont faciles à utiliser et d’autres le sont moins.

Comme pour les jeux vidéo, je pense que certaines personnes prennent plaisir à utiliser des outils qui demandent une maîtrise importante.

Je ne parle pas d’utiliser des outils complexes nécessaires pour venir à bout de tâches complexes, je veux dire qu’entre deux outils permettant de résoudre le même problème, elles choisiront l’outil qui demande une plus grande maîtrise, car cela leur donne une satisfaction plus importante.

Alors que dans les jeux vidéo cette situation est tout à fait admise ; dans le monde du logiciel elle va à l’encontre du principe général qui dit qu’on devrait choisir l’outil le plus simple possible et faire les choses de la manière la plus simple possible.

Les seules exceptions tolérées sont celles de jouets comme les langages de programmation exotiques.

Ce qui m’y a fait penser est un article sur l’éditeur GNU Emacs, qui décrit une initiative visant à le rendre plus populaire, notamment en simplifiant certains des comportements de l’éditeur plus compliqués que nécessaires.

D’une manière semblable à ce qui est décrit plus haut, l’initiative a provoqué la colère d’une partie des personnes utilisant actuellement le programme.

Pendant longtemps, j’ai cru que la cause unique en était le coût irrécupérable. C’est-à-dire que si une personne passe du temps à apprendre à utiliser un logiciel, et qu’ensuite ce logiciel devient plus simple à utiliser, la personne peut avoir le sentiment d’avoir “perdu” son temps. Cela pourrait l’amener à lutter contre les efforts de simplifications, dans l’objectif que les nouvelles personnes apprenant à utiliser ce logiciel continuent à devoir y passer du temps, et qu’ainsi le temps qu’elle déjà investi conserve ainsi sa “valeur”.

Mais je pense que la difficulté d’utilisation peut aussi avoir une incidence. Car si une personne aime utiliser un logiciel qui demande une maîtrise importante, rendre ce logiciel plus simple c’est diminuer le plaisir que cette personne va éprouver.

Je me demande si cela n’expliquerait pas la popularité de certains outils plutôt complexes, dont la complexité supplémentaire par rapport à d’autres outils concurrents, ne me semble pas justifiée : une partie du public apprécie ce genre d’outils pour leur difficulté, et cherche ensuite à posteriori des arguments pour les utiliser.

Je lis souvent que si certains outils libres sont difficiles à utiliser c’est parce que trop peu de personnes maîtrisant ces aspects, par exemple des ergonomes, participent aux projets. Mais à la lumière de la discussion sur GNU Emacs, il se pourrait bien que l’attachement d’une partie des personnes à la difficulté compte aussi.

Je ne pense pas que ça soit le cas de tous les outils difficiles à maîtriser, ou que toute personnes utilisant ce types d’outils soit dans cette situation, mais que cela pourrait être le cas une partie du temps.

Je comprends le plaisir à maîtriser un environnement incroyablement compliqué, par exemple en jouant à Factorio. Mais ce qui a sa place dans un jeu destiné à s’amuser n’a pas forcément sa place dans des outils qui ont pour but de rendre des services aux personnes qui les utilisent.


1. Faire en sorte qu’un jeu permette plusieurs niveaux de difficulté n’est pas forcément facile ou même faisable suivant les types de jeux, voir par exemple cet article. Mais dans certains cas cela peut bien fonctionner, par exemple Celeste.