Agualuse, José Eduardo

Euclides se fraya un chemin parmi eux et tomba sur un ancien camarade de l’École de commerce, le général Bartolomeu Catiavala, un type qui avait quelques années de plus que lui, chaleureux, gai, qui, dans son adolescence dans le Huambo, avait acquis une réputation de grand séducteur, draguant des noires, des mulâtresses et des blanches, grâces surtout à sa belle barbe et une voix parfaitement identique à celle de Nat King Cole. En Angola il avait peut-être été le premier chanteur d’un groupe de jazz : les Alma Negra. A peine le général l’aperçut-il qu’il voulait savoir ce qu’il faisait là.

[…]

Bartolomeu, bien que né et élevé dans le Bailundo, descendant d’un ancien roi des Ovimbundos, parlait un portugais châtié dont il n’était pas peu fier et qu’il qualifiait lui-même de portugais de Coimbra.

– A l’instant même où nos amis ont appris que tu étais ici, ils ont envoyé les tanks sur nous. Ils m’ont dit que le camarade Président était très fâché contre toi, petit frère, ils m’ont dit que tu t’es montré très mal élevé, ce que je me refuse à croire, mais c’est le bruit qui court. Tout à l’heure, j’ai intercepté un message ordonnant aux assassins de la police anti-émeute d’attaquer ton appartement. L’ordre était clair : attrapez-le et fusillez-le.

La Radio nationale ne transmettait que de la musique : Nat King Cole. Comme ça tout l’après-midi, toute la nuit, et toute la journée suivante, et de nouveau la nuit jusqu’à matin. Au début, beaucoup de gens de la délégation avaient été surpris :

– Oh là là ! Le général Catiavala chante à la radio.

Ils l’avaient appelé près de l’appareil et le général avait joint sa voix à celle de l’Américain avec tant d’émotion, tant de tristesse, que pendant quelques brefs instants le monde parut entièrement en paix. En les entendant il était impossible de distinguer laquelle des deux voix était l’authentique. Plus tard, Euclides avait essayé de découvrir qui à la Radio nationale avait choisi la bande annonce de la tuerie : personne ne s’en souvenait.

— La guerre des anges, p51
Métailié

L’homme sortit et quelques instants plus tard on entendit une explosion terrible. La fusillade continua, mais pour Bartolomeu Catiavala, et seulement pour lui, ce n’était plus la même chose. Il s’assit par terrer, à côté d’Euclides, et lui adressa un clin d’œil. Il était heureux.

– Enfin ! dit-il. Un peu de tranquillité

Il faisait penser à un chef d’orchestre qui aurait tiré sur un des violonistes en plein concert parce qu’il ne supportait plus de l’entendre. Dans le public, personne n’avait remarque que le violoniste jouait faux. Et il ne se serait même pas aperçu de sa mort sans le scandale du coup de feu.

— La guerre des anges, p62
Métailié

Jorge Velho remplit le verre de bière, se carre sur sa chaise, boit à petites gorgées en contemplant la nuit constellée. Le liquide lui aussi est noir et plein d’étoiles. Il a l’impression de boire la nuit. Il aime la bière brune. En général, les Brésiliens préfèrent les blondes. D’ailleurs, le Brésil a inventé un nouveau type de femme - la blonde avec des fesses de négresse, c’est-à-dire la mulâtresse aux cheveux teints en blond. Jorge Velho, lui, penche plutôt pour le modèle original, mais cela provoque un certain étonnement dans le milieu bourgeois où il gravite.

"Tu es vraiment à moitié portos", se lamentent certains de ses amis sans cacher leur déplaisir. Jorge assume "Oui, c’est vrai, mon père était un robuste Portugais du Nord, de Viana do Castelo, et effectivement il a toujours eu un penchant pour les mulâtresses. Ma pauvre mère en a pas mal souffert."

Une rafale sèche - une AK - le distrait de ses pensées. Bárbara surgit sur le balcon. Elle sourit nerveusement :

— Rue Barão da Torre, septième fusillade à gauche.

C’est ainsi qu’elle indique d’habitude leur adresse à ceux qui viennent les voir. Ils habitent dans cet immeuble depuis quinze ans et ils ont toujours entendu des coups de feu. Des rafales sporadiques. Néanmoins, ces derniers mois, la situation s’est beaucoup aggravée, surtout pendant les constantes coupures d’électricité. Les gens sont révoltés. Personne ne comprend comment un simple manque de pluie, dans un pays traversé par tant de fleuves, et parmi eux quelques-uns des plus abondants de la planète, peut justifier l’effondrement de tout le réseau hydroélectrique. On entend à nouveau des coups de feu. La colline se détache nettement sur l’abîme étoilé de la nuit. Un corps dense et dangereux.

— La guerre des anges, p126
Métailié

Angenot, Marc

Pour le philosophe allemand Hans Blumenberg, la rhétorique est fondée sur ce qu’il nomme le Principe de la raison insuffisante, Principium rationis insuffisantis, latinise-t-il. Le philosophe a l’habitude d’opposer le vrai et la démonstration à la triviale rhétorique et à ses schémas probables : il fait comme si le discoureur ordinaire avait le choix, comme s’il était devant une alternative où il aurait pu élire la voie de la preuve et de l’apodicité, s’il avait fait l’effort de se plier à cette discipline intellectuelle. Mais non, en dépit des prétentions philosophiques à la recherche incessante et là la découverte de vérités absolues sur les choses humaines, dans la vie, on argumente par le doxique, par le probable, on y met du pathos et on y joint des figures « oratoires », parce qu’on n’a pas le choix. Parce que c’est ainsi, ou alors il faut renoncer à délibérer et à décider. Le probable est inséparable de considérations pratiques : nous devons nous orienter dans ce monde, nous le rendre intelligible et pas trop déconcertant dans le cours de l’action, nous n’avons guère le loisir de nous arrêter à tout moment pour fonder logiquement tout le cheminement de notre pensée. Si le monde, si la vie pouvaient se démontrer comme chez Leibniz par axiomes, théorèmes et corrélats, il n’y aurait pas de rhétorique. En somme, la rhétorique est un échappatoire raisonable face aux limites de la raison démonstrative.

— Dialogues de sourds : Traité de rhétorique antilogique, p66
Mille et une nuits

À l’aube de la modernité, les philosophes pensaient unicité de la raison, voie unique vers le juste et le vrai. Joseph de Maistre, au début du XIXe siècle ; énonce une maxime fameuse : il y a nécessairement plusieurs façons d’être dans l’erreur, mais il n’y en a qu’une d’être dans le vrai. Toutefois, en posant son axiome, le théocrate qu’il était songeait non pas à l’unicité de la raison, mais à l’unité de la foi, de la révélation. La raison laïque des philosophes des Lumières avait transposé et sécularisé l’antique prétention théologique à l’unicité du véridique. Il en résultait que ceux qui ne pensaient pas comme eux étaient mis hors de la rationalité – attachés à des « préventions », fanatisés par des fables religieuses, aveuglés par leurs passions, déraisonnables à coup sûr. Dans notre modernité tardive, on a troqué cette vision contre un relativisme qui prédomine dans la pensée philosophique et qui tend même à devenir quelque chose de bizarre, un pyrrhonisme dogmatique : à chacun sa vérité.

— Dialogues de sourds : Traité de rhétorique antilogique, p108
Mille et une nuits

Au fond, le relativisme semble disposer d’un excellent et abondent argumentaire de départ : l’évidence historique et géographique de a diversité des croyances et des raisonnements tous incompatibles et tous tenus pour vrais. Cette variabilité leur sert de justification morale en quelque sorte : la philosophie de Feyerabend est « une tentative de faire sens, dit-il, à partir du phénomène de la diversité culturelle ». Cette évidence, les philosophes objectivistes ne la nient pas, bien entendu.

Les ainsi nommés relativistes ont une objection fondamentale à formuler aux réalistes qu’ils leur re-servent avec une euphorie ricanante : si l’un d’eux prétend fonder sa théorie de la connaissance, ou bien il tombe dans la pétition de principe, ou bien dans la régression ad infinitum, ou bien dans la fixation dogmatique d’un axiome – trilemme connu que Hans ALbert désigne comme trilemme de Münchhausen.

Il y a dans le sprémisses de la position réaliste un paralogisme simpliste, substituant à la pensée critico-sceptique qui justement suspend son jugement et rejette les dogmes, une attitude du tout ou rien, paralogisme qui s’apparente à l’interprétation un peu courte de Nietzsche par les gens du monde en une autre fin de siècle : « Dieu est mort, alors tout est permis ! », ce paralogisme est le suivant : la validation absolue et définitive du sens des discours de savoir est une chimère des âges métaphysiques… alors rien jamais n’a de signification, toute recherche du vrai et du juste est vaine et dissimule de bas intérêts. Les discours légitimés et canonisés, ceux qui prétendent à la vérité n’appellent que la vieille suspicion juridique, cui prodest ? – à qui ceci profite-t-til ?

[…]

À mon sens, le relativisme philosophique est simplement construit en une pétition de principe dans laquelle il est enfermé. Affirmer que le langage et le discours et ce qu’ils disent du « vrai » sont entièrement déterminés par la culture revient à conclure qu’il est impossible de se rapporter à une réalité extérieure pour valider tant soit peu ce qui est dit. Mais c’est justement ici que réside la question – et cette question n’est réglée d’avance que pour ceux qui refusent d’y réfléchir.

— Dialogues de sourds : Traité de rhétorique antilogique, p114
Mille et une nuits

Le philosophe Robert Fogelin a publié un subtil essai, Walking the Tightrope of Reason, en 2003. Il dégage bien – pour la condamner – la récurrence dans la vie intellectuelle contemporaine de ces faibles raisonnements qui, trop rigides au départ, débouchent sur le plus mol relativisme : ou il existe des standards moraux absolus, ou la moralité n’existe pas ! Ou un texte a une signification fixe et immuable, ou bien le texte est dépourvu de sens et peut signifier n’importe quoi ! Et cætera. Les postmodernes raisonnent souvent comme jadis le faisaient les croyants, par alternative et élimination : la morale est une jobardise si elle est sans aucune obligation ni sanction, idée insupportable, donc le Paradis et l’Enfer existent – ainsi raisonnait le conservateur dévot. Les postmodernes font de même. Ils sont des logiciens binaires rigides dans un premier temps, mais qui ne sont rigides que pour pouvoir verser dans le nihilisme confortable de l’ataraxie … avec, en prime, le sentiment d’avoir fortement raisonné. Ce sont les faiseurs et les esprits abstraits qui raisonnent constamment par dilemmes et alternatives bipolaires. Dilemmes trop logiques puisqu’ils suggèrent qu’il y aurait dans la logique même des règles créatrices de conflits et d’apories constants. Leurs adversaires plus souples croient savoir que « dans la vie », il y a presque toujours une ou plusieurs possibilités intermédiaires ou tierces que le binarisme alternatif a éliminé.

— Dialogues de sourds : Traité de rhétorique antilogique, p215
Mille et une nuits

Archiloque

De ma lance dépend ma ration de pain d’orge, de ma lance mon vin d’Ismaros, que je bois, appuyé sur ma lance.

— Fragments, p3
Les belles lettres

Arendt, Hanhah

Le vieux dicton qui dit que le succès appelle le succès s’applique aux gens qui ont coutume de nourrir des opinions aussi variées qu’arbitraires. Les idéologues qui prétendent détenir la clé de la réalité sont obligés de modifier leurs opinions et de les adapter coûte que coûte aux cas isolés en fonction des évènements les plus récents, et ils ne peuvent jamais se permettre d’entrer en conflit avec leur insaisissable dieu, la réalité. Il serait absurde de demander d’être fiable à des gens qui, en vertu de leurs convictions, doivent précisément pouvoir justifier n’importe quelle situation donnée.

— Les origines du totalitarisme, p436
Quarto

L’administrateur considère la loi comme impuissante parce qu’elle est, par définition, séparée de son application. Le décret, au contraire, n’existe que si et lorsqu’il est appliqué ; il n’a nul besoin d’autre justification que son applicabilité. Il est vrai qu’en période de crise, tous les gouvernements usent de décrets, mais la crise elle-même justifie alors et limite leur action ? Dans les gouvernements bureaucratiques, les décrets apparaissent dans leur pureté toute nue comme s’ils n’étaient plus le fait d’hommes puissants, mais l’incarnation du pouvoir lui-même, et l’administrateur, seulement l’agent fortuit de celui-ci. Il n’y a derrière le décret nul principes généraux que la raison puisse comprendre, mais des circonstances insaisissables que seul un expert peut connaître en détail.

— Les origines du totalitarisme, p530
Quarto

L’égalité de condition parmi les sujets a été l’un des principaux soucis des despotismes et des tyrannies depuis l’Antiquité, mais la domination totalitaire ne se satisfait pas d’une telle égalisation, qui laisse plus ou moins subsister entre les sujets certains liens communautaires, non politiques, comme les liens familiaux et les intérêts culturels communs ? Si le totalitarisme prend au sérieux ses propres exigences, il doit en venir au point où il lui faut "en finir une bonne fois pour toutes avec la neutralité du jeu d’échecs", c’est à dire avec l’existence autonome d’absolument n’importe quelle activité. Les amoureux du "jeu d’échecs pour lui-même", justement comparés par leur liquidateur aux amoureux de "l’art pour l’art", sont les éléments non encore absolument atomisés d’une société de masse dont l’uniformité est une des conditions originelle du totalitarisme. Du point de vue des dirigeants totalitaires, une société qui se consacre au jeu d’échecs pour l’amour du jeu d’échecs ne diffère qu’en degré d’une classe d’agriculteurs qui se consacre à l’agriculture pour l’amour de l’agriculture, et n’est guère moins dangereuse. Himmler définit très justement le SS comme un nouveau type d’homme qui en aucun cas ne ferais jamais "une chose pour elle-même"

— Les origines du totalitarisme, p632
Quarto

La loyauté totale n’est possible que lorsque la fidélité est vidée de tout contenu concert duquel pourraient naturellement naître certains revirements. Les mouvements totalitaires, chacun à sa façon, ont fait de leur mieux pour se débarrasser des programmes qui spécifiaient un contenu concret, et qu’ils avaient hérités de phases antérieurs, non totalitaires, de leur développement. Quelle que soit la forme radicale sous laquelle ils l’expriment, tous les objectifs politiques précis que ne se contentent pas d’affirmer et de circonscrire le droit à la domination mondiale, tous les programmes politiques qui traitent des points plus spécifiques que "les questions idéologiques qui importent pour des siècles" font obstacle au totalitarisme.

— Les origines du totalitarisme, p634
Quarto

La propagande est à coup sûr une part, un élément de la guerre "psychologique" ; mais la terreur est d’avantage. Les régimes totalitaires continuent à utiliser la terreur même lorsque ses objectifs psychologiques sont atteints : sa véritable horreur consiste en ce qu’elle règne sur une population complètement soumise. Là où le règne de la terreur est porté à sa perfection, comme dans les camps de concentration, la propagande disparaît complètement : elle était même expressément interdite dans l’Allemagne nazie. En d’autres termes la propagande n’est qu’un des instruments, peut-être le plus important, dont se sert le totalitarisme dans sa manière d’agir avec le monde non totalitaire ; a contrario, la terreur est l’essence même de cette forme de régime.

— Les origines du totalitarisme, p660
Quarto

La propagande totalitaire a élevé la scientificité idéologique et sa technique prédictive à un degré inconnu d’efficacité dans la méthode et d’absurdité dans le contenu. En effet, d’un point de vue démagogique, il n’est pas de meilleur moyen d’éviter la discussion que de déconnecter un argument du contrôle du présent et de dire que seul l’avenir peut en révéler les mérites.

— Les origines du totalitarisme, p663
Quarto

Ballard, James Graham

La plupart des éléments de notre vision de la réalité sont en fait fictifs, ce sont des éléments fictifs réifiés. Nous vivons dans un monde de simulacres. Et par là, je ne veux pas seulement parler de notre perception de l’existence des célébrités du ciné, de la télé ou de la politique, mais aussi bien de nos propres rapports humains entre nous. La relation tissée entre hommes et femmes de nos jours est une sorte de roman. Nous vivons nos propres vies comme des vies légendaires. C’est en ce sens que l’on ne peut plus parler de réalisme au sens ancien du terme, nous vivons à l’ère des réalismes imaginaires. Il n’y a plus de frontières précises entre le mythe et la réalité.

— Science Fiction Mag, Entretien avec Stan Barets et Yves Frémion, Repris dans Inculte n°8, p100
Inculte

Bangs, Lester

À propos des Shaggs Philosophy of the World

Comment est ce que ça sonne ? Parfait ! Elles sont incapables de jouer le moindre riff ! Mais pour l’essentiel, elles ont la bonne attitude, ce qui, après tout, caractérise le rock depuis le premier jour (je veux dire : ne pas savoir jouer ne suffira jamais). Vous devriez écouter le riff de batterie apr !s le premier couplet et refrain de la chanson-titre – on dirait un infirme à jambe de bois trébuchant dans un champ de pneus Uniroyal chauves, ça enterre Dave Tough et ces filles ne sont même pas des junkies (évidemment !). Elles se contentent de badaboumer en fredonnant des harmonies qui font songer à trois Nonnes Chantantes ayant reniflé de l’essence à briquet, et leurs voix sont si semblables (après tout, elles sont sœurs) que vous penserier presque avoir affaire à des triplés siamoises. Style de guitare : ça sonne comme 14 peignes de poche passés sur l’épine dorsale d’un élan, mais très doucement. Et pourtant ça rocke, oh que oui !

— Fêtes sanglantes & mauvais goût, p141
Tristram

Barthes, Roland

Il y aura un plaisir supplémentaire à triompher et à s’enivrer de ce dont la plupart s’ennuient. Pour lire les Classiques, tous les mobiles sont bons, car ils ne trompent, n’abusent, ni ne déçoivent ; on peut donc déjà recommander de les lire par vanité.

— Plaisir aux classiques, OC I, p57
Seuil

Nous commençons à savoir que les transgressions du langage possèdent un pouvoir d’offense au moins aussi fort que celui des transgressions morales, et que la "poésie", qui est le langage même des transgressions de langage, est de la sorte toujours contestataire.

— Sade, Fourier, Loyola, OC III, p729
Seuil

Ecrire dans le plaisir m’assure-t-il - moi, écrivain - du plaisir de mon lecteur ? Nullement. Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le "drague"), sans savoir où il est. Un espace de la jouissance est alors créé. Ce n’est pas la "personne" de l’autre qui m’est nécessaire, c’est l’espace : la possibilité d’une dialectique du désir, d’une imprévision de la jouissance : que les jeux ne soient pas fait, qu’il y ait un jeu.

— Le plaisir du texte, OC IV, p220
Seuil

De là peut-être, un moyen d’évaluer les œuvres de la modernité : leur valeur viendrait de leur duplicité. Il faut entendre par là qu’elles ont toujours deux bords. Le bord subversif peut paraître privilégié parce qu’il est celui de la violence ; mais ce n’est pas la violence qui impressionne le plaisir ; la destruction ne l’intéresse pas ; ce qu’il veut, c’est le lieu d’une perte, c’est la faille, la coupure, la déflation, le fading qui saisit le sujet au bord de la jouissance.

— Le plaisir du texte, OC IV, p221
Seuil

La tmèse, source ou figure du plaisir, met ici en regard deux sources prosaïques ; elle oppose ce qui est utile à la connaissance du secret et ce qui est inutile ; c’est une faille issue du simple principe de fonctionnalité ; elle ne se produit pas à même la structure des langages, mais seulement au moment de leur consommation ; l’auteur ne peut la prévoir : il ne peut vouloir écrire ce qu’on ne lira pas. Et pourtant, c’est le rythme même de ce qu’on lit et de ce qu’on ne lit pas qui fait le plaisir des grands récits : a-t-on jamais lu Proust, Balzac, Guerre et paix mot à mot ? (Bonheur de Proust : d’une lecture à l’autre, on ne saute jamais les mêmes passages.)

— Le plaisir du texte, OC IV, p224
Seuil

"Que la différence se glisse subtilement à la place du conflit." La différence n’est pas ce qui masque ou édulcore le conflit : elle se conquiert sur le conflit, elle est au-delà et à côté de lui.

— Le plaisir du texte, OC IV, p227
Seuil

Le langage que je parle en moi-même n’est pas de mon temps ; il est en butte, par nature, au soupçon idéologique ; c’est donc avec lui qu’il faut que je lutte. J’écris car je ne veux pas des mots que je trouve : par soustraction.

— Le plaisir du texte, OC IV, p243
Seuil

La méfiance à l’égard du stéréotype (lié à la jouissance du mot nouveau ou du discours intenable) est un principe d’instabilité absolue, qui ne respecte rien (aucun contenu, aucun choix). La nausée arrive dès que la liaison de deux mots importants va de soi. Et dès qu’une chose va de soi, je la déserte.

— Le plaisir du texte, OC IV, p245
Seuil

Cependant, dans d’autres cas, lorsqu’il échappe à la répétition, l’adjectif, en tant qu’attribut majeur, est aussi la voie royale du désir :il est le dire du désir, une volonté d’affirmer ma volonté de jouissance, d’engager mon rapport à l’objet dans la folle aventure de ma propre perte.

— L'adjectif est le
dire" du désir

Dans ce texte passent, si vous voulez, des conversations d’amis. Je ne peux pas appeler ça les idées des autres, ce sont les autres eux mêles qui sont là, et je pourrais dire : "Telle idée, je l’ai eue parce que j’ai parlé tel soir avec un tel", et quelquefois, je crédite l’autre d’une idée que j’ai eue en sa présence. On verra poindre là le thème psychanalytique. Je crois que la présence de l’autre, même quand il ne parle pas, quand il vous écoute, est créateur des idées qu’on a, en quelque sorte, si vous voulez.

— Pour la libéralisation d'un pensée pluraliste, OC IV, p471
Seuil

Mon propos et de déconstruire la dissertation, de désangoisser le lecteur, et de renforcer la partie critique de l’écriture en faisant vaciller la notion même du "sujet" d’un livre.

— Pour la libéralisation d'un pensée pluraliste, OC IV
Seuil

Je lis peu et j’ai ailleurs dit pourquoi : ou bien le livre m’excite et je lève tout le temps la tête pour rêver ou réfléchir à ce qu’il me dit, ou bien il m’ennuie, et je le lâche sans vergogne ; certes parfois il m’arrive de lire de la façon avide, gourmande, dont vous parlez ; mais c’est alors hors travail, qui s’applique ordinairement à des auteurs passés (d’Apulée à Jules Verne) ; la raison en est simple : pour lire, sinon voluptueusement, du moins "goulûment", il faut lire hors de toute responsabilité critique ; dès qu’un livre est contemporain, j’en suis, moi, lecteur, responsable, car il m’entraîne dans des problèmes de forme ou d’idéologie, au milieu desquels je me débats ; le plaisir de lecture , heureux, gourmand, auquel vous pensez, est toujours un plaisir passéiste.

— Roland Barthes contre les idées reçues, OC IV, p564
Seuil

Il supporte mal toute image de lui-même, souffre d’être nommé. Il considère que la perfection d’un rapport humain tient à cette vacance de l’image : abolir entre soi, de l’un à l’autre, les adjectifs ; un rapport qui s’adjective est du côté de l’image, du côte de la domination, de la mort.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p623
Seuil

Je m’enregistre jouant au piano ; au départ c’est par curiosité de m’entendre, mais très vite je ne m’entends plus ; ce que j’entends, c’est, quelque apparence de prétention qu’il y a à le dire, l'être-là de Bach et de Schumann, la matérialité pure de leur musique. […] Lorsque je m’écoute ayant joué - passé un premier moment de lucidité où je perçois une à une les fautes que j’ai faites - , il se produit une sorte de coïncidence rare : le passé de mon jeu coïncide avec le présent de mon écoute, et dans cette coïncidence s’abolit le commentaire ; il ne reste plus que la musique.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p635
Seuil

Dès qu’il se pense, le langage devient corrosif. A une condition cependant : qu’il ne cesse de la faire à l’infin. Car si j’en reste au second degré, je mérite l’accusation d’intellectualisme (adressée par le bouddhisme à toute réflexivité simple) ; mais si j’ôte le cran d’arrêt (de la raison, de la science, de la morale), si je mets l’énonciation en roue libre, j’ouvre alors la voie d’une déprise sans fin, j’abolis la bonne conscience du langage.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p645
Seuil

Le mot "intelligence" peut désigner une faculté d’intellection ou une complicité (être d’intelligence avec…) ; en général, le contexte oblige à choisir l’un des deux sens et à oublier l’autre. Chaque fois qu’il rencontre l’un de ces mots doubles, R.B., au contraire, garde au mot ses deux sens, comme si l’un d’eux clignait de l’œil à l’autre et que le sens du mot fût dans ce clin d’œil, qui fait qu'un même mot, dans une même phrase, veut dire en même temps deux choses différentes, et qu’on jouit sémantiquement de l’un par l’autre.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p650
Seuil

Le stéréotype, c’est cet emplacement du discours où le corps manque, où l’on est sûr qu’il n’est pas. Inversement, dans ce texte prétendument collectif que je sui en train de lire, parfois le stéréotype (l’écrivance) cède et l’écriture apparaît ; je suis sûr alors que ce bout d’énoncé a été produit par un corps.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p667
Seuil

L’homme qui a le mieux compris et pratiqué l’esthétique du fragment (avant Webern), c’est peut-être Schumann ; il appelait le fragment "intermezzo" ; il a multiplié dans ses œuvres les intermezzi : tout ce qu’il produisait était finalement intercalé : mais entre quoi et quoi ? Que veut dire une suite pure d’interruptions ?

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p671
Seuil

Sur ce qu’il vient d’écrire dans la journée, il a des peurs nocturnes. La nuit, fantastiquement, ramène tout l’imaginaire de l’écriture : l’image du produit, le potin critique (ou amical) : c’est trop ceci, c’est trop cela, ce n’est pas assez… La nuit, les adjectifs reviennent, en masse.

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p691
Seuil

Passion constante (mais illusoire) d’apposer sur tout fait, même le plus menu, non pas la question de l’enfant : pourquoi ? mais la question de l’ancien Grec, la question du sens, comme si toutes choses frissonnaient de sens : qu’est ce que ça veut dire ? Il faut à tout prix transformer le fait en une idée, en description, en interprétation, bref lui trouver un autre sens que le sien. […] Cette rage de faire signifier les faits les plus simples marque socialement le sujet comme un vice : il ne faut pas décrocher la chaîne des noms, il ne faut pas déchaîner le langage : l’excès de nomination est toujours ridiculisée (M. Jourdain, Bouvard et Pécuchet).

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p724
Seuil

On peut appeler "poétique" (sans jugement de valeur) tout discours dans lequel le mot conduit l’idée : si vous aimez les mots au point d’y succomber, vous vous retirez de la loi au signifié, de l’écrivance. C’est à la lettre un discours onirique (notre rêve attrape les mots qui lui passent sous le nez et en fait une histoire).

— Roland Barthes par Roland Barthes, OC IV, p725
Seuil

Ce qui vient des livres et des amis fait parfois apparition dans la marge du texte, sous forme de noms pour les livres et d’initiales pour les amis. Les références qui sont ainsi données ne sont pas d’autorité mais d’amitié : je n’invoque pas des garanties, je rappelle seulement, par une sorte de salut donné en passant, ce qui a séduit, convaincu, ce qui a donné un instant la jouissance de comprendre (d’être compris ?).

— Fragments d'un discours amoureux, OC V, p33
Seuil

Il arrive donc à un professionnel du langage d’être bloqué par le langage ?

Par sa pauvreté. C’est l’un de mes drames personnels. Je suis obsédé par la peur de ne pouvoir échapper aux stéréotypes. La peur de l’aphasie, la peur de n’avoir plus rien à dire.

— Barthes sur scène, OC V, p546
Seuil

Quelqu’un a proposé de classer les distances d’interlocution : distance intime (45 cm), personnelle (1,20 m), sociale (3,60 m), publique. Peu importent les centimètres : il est vrai que, sur l’échelle des places réciproques, les propos varient et ne forment pas le même objet scientifique, sans doute parce que s’adresser à d’autres corps (ce qui est proprement parler), c’est toujours secrètement décider de ce que l’on fait de ce corps (les approcher, les éviter) : il y a dans la parole un tact caché.

— Présentation, OC V, p662
Seuil

Bassmann, Lutz

Bien que toujours désireuse de modifier le cours de l’histoire, l’Organisation avait renoncé à ses références anciennes. Elle savait que l’humanité était fichue et elle ne nourrissait plus l’espoir de voir naître sur terre une société prolétarienne juste et fraternelle. Elle souhaitait sauver en urgence le peu qui restait encore à sauver, et, comme les outils utopiques du passé se révélaient inopérants et même absurdes, elle fondait à présent sa stratégie sur des forces obscures qu’autrefois elle avait dénoncées comme surgies d’esprits arriérés ou typiques des régressions féodales : les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme. Outre les bureaucrates maniaques de toujours, en haut de la hiérarchie, on trouvait désormais des spécialistes de la métempsycose et des moines. Brown avait le sens de la discipline et il leur obéissait, mais il regrettait les temps mythiques, quand l’Organisation prônait la révolution mondiale ou, à défaut, les assassinats de responsables et de criminels, et que les agents se rendaient dans des lieux exotiques pour cribler de balles tel ou tel ignoble individu ou détruire telle ou telle insupportable cible. Comme moi il regrettait fortement ce temps-là. Atteint par un noir scepticisme, il ne voyait pas dans sa propre activité une lanière efficace de repousser l’extinction du genre humain, ou du moins de préparer ce qu’il y aurait après l’avenir.

— Avec les moines-soldats, p54
Verdier - Chaoïd

Battistella, Dario

Pourquoi l’Irak ? Parce que toutes les tentatives diplomatiques qui ont échoué, et ce depuis 1991, à faire respecter par Saddam Hussein les différentes résolutions lui interdisant de s’armer, montrent qu’il « ne peut y avoir de paix si notre sécurité dépend de la volonté et des caprices d’un dictateur agressif et sans foi ni loi (…), un élève de Staline, qui utilise le meurtre comme outil de terreur et de contrôle, au sein de son propre cabinet, de sa propre armée, et même de sa propre famille. » L’analogie avec Staline est particulièrement intéressante : à supposer que Saddam Hussein soit comparable à Staline, la politique américaine face à Staline n’a jamais été dictée par le comportement interne de Staline, mais par son comportement externe. Face à Sadam Hussein au contraire, l’argument de la nature interne du régime de Bagdad devient un argument de politique extérieure américaine : « Les Américains croient que tous les peuples ont droit à l’espérance et aux droits de l’homme, aux exigences non-négociables de la dignité humaine. Partout les peuples préfèrent la liberté à l’esclavage, la prospérité à la misère, les gouvernements issus de leur volonté au règne de la terreur et de la torture. L’Amérique est un ami du peuple irakien. Nos exigences ne s’adressent qu’au régime qui rend esclave les Irakiens et qui nous menace. »

Cette dernière précision résume à elle toute seule toute l’image que les États-Unis se font de l’Irak : celui-ci est un ennemi parce qu’il menace les États-Unis et il menace les États-Unis parce qu’il est autre, c’est à dire une dictature : il faut donc mettre fin à cette altérité pour mettre fin à la menace. la « doctrine Bush implique (…) que la politique extérieure d’un État est façonnée, sinon déterminée, par son système politique interne », et les États-Unis déduisent le comportement qu’ils adoptent à l’égard de l’Irak des intentions menaçantes qu’ils lui prêtent en politique extérieure à partir de sa politique interne autoritaire. C’est ce couplage politique extérieure - politique intérieure qui est typique de l’irruption de la logique hobbienne au moment de Liberté en Irak.

— Retour de l'état de guerre, p127
Armand Colin

En résumé, tous ces indices corroborent la thèse de l’opération Liberté en Irak comme une guerre impérialiste, car les États-Unis de l’administration Bush se révèlent être un système cartellisé, si l’on accepte la définition de la démocratie proposée par Michael Walzer, selon qui une société cesse d’être démocratique lorsqu’elle ne parvient plus à limiter et à contrôler l’usage qu’un groupe peut faire dans une sphère contiguë à la sienne des ressources accumulées dans son propre champ. Concrètement, les richesses amassées dans la sphère de la production économique ont été utilisées par certains groupes d’individus pour investir avec succès la sphère de la prise de décision politique, par la colonisation de l’administration et instrumentalisation du pouvoir politique, sans parler des phénomènes bien connus que sont le complexe militaro-industriel et les financements de campagnes électorales.

— Retour de l'état de guerre, p235
Armand Colin

Selon Organski et Gilpin, le système international, certes anarchique parce que dépourvu d’autorité au dessus des États, n’en est pas moins de facto hiérarchique, l’une des grandes puissance exerçant une domination sur les autres puissances grâce à sa prépondérance en ressources matérielles. Cette hiérarchie, la puissance dominante s’efforce de la perpétuer grâce aux règles di jeu international qu’elle établit. Ces règles sont acceptées par certaines puissances secondaires, dites satisfaites du statu quo, parce qu’associées aux bénéfices de l’ordre existant ; elles doivent en revanche être imposées, y compris par le recours à la force si nécessaire, aux puissances secondaires qui sont insatisfaites de l’ordre existant, et désireuses de substituer un autre ordre à celui-ci. Tant que dure la prépondérance de la puissance dominante, tant que sa primauté lui permet de supporter les coûts qu’implique pour elle le maintien de l’ordre existant dont les puissances secondaires satisfaites bénéficient en tant que passagers clandestins, la puissance prédominante, alliée à ces puissances secondaires, réussit à maintenir la stabilité, c’est-à-dire à éviter toute guerre générale entre grandes puissances, au prix parfois de guerres limitées contre des puissances mineures perturbatrices du statu quo.

[…]

Une telle guerre peut être la conséquence directe de l’évolution des rapports de force entre puissance déclinante hégémonique et puissance ascendante révisionniste : soit la puissance ascendante, désireuse d’accélérer le cours de l’histoire , peut prendre l’initiative d’une guerre contre la puissance dominante en déclin en vue de prendre sa place en tête du système international ; soit la puissance hégémonique, confrontée à la menace croissante que constitue le renforcement de la puissance ascendante mais se sachant encore plus forte, ou se croyant encore plus forte, est tentée de se lancer dans une guerre préventive dans le but de mettre un terme à l’évolution en cours avant qu’il ne soit trop tard – c’est le raisonnement de Sparte qui a mené à la guerre du Péloponnèse. Mais la guerre peut également être la conséquence indirecte de l’escalade transformant un conflit armé local en conflagration générale, avec là encore deux cas de figure : d’un côté, une opération armée de maintien de l’ordre entreprise par la puissance dominante dans le voisinage de la puissance ascendante insatisfaite intensifie le dilemme de la sécurité ressenti par cette dernière, l’incitant ainsi à recourir à la force pour garantir sa sécurité quelle estime menacée ; de l’autre, une intervention armée entreprise par la puissance ascendante dans le cadre de sa politique d’expansion provoque l’intervention de la puissance hégémonique, désireuse de maintenir l’ordre existant à qui elle doit sa suprématie, avec là encore pour conséquence une guerre générale issue d’un conflit armée initialement localisé — c’est ce qui s’est produit lors des deux guerres mondiales, lorsque la Grande-Bretagne intervient contre l’Allemagne révisionniste multipliant les guerres d’agression contre ses voisins.

— Retour de l'état de guerre, p247
Armand Colin

Beckett, Samuel

Voudrais que tout disparaisse. Disparaisse la pénombre. Disparaisse le vide. Disparaisse le vouloir. Disparaisse le vain vouloir que le vain vouloir disparaisse.

Dit est mal dit. Chaque fois que dit dit dit mal dit. Désormais dit seulement. Désormais plus tantôt dit et tantôt mal dit. Désormais dit seulement. Dit pour soi mal dit.

Retour est encore. Tant mal que pis encore. Désormais retour seulement. Désormais plus tantôt retour et tantôt retour encore. Désormais retour seulement. Retour pour retour encore. Retour pour tant mal que pis encore.

— Cap au pire, p48
Minuit

Bell, Matt

In Baldur’s Gate II, this world we shared, we all had the same adopted father, we all had the same home. Our father was taken from us. Our home lost. We were cast out, barely able to protect ourselves. We needed friends, a party of adventurers to share our path, and we gathered those friends to us. We fell in love, we were betrayed, we were saved a hundred times over. We killed and were killed, we returned from the dead to kill again, to take from the world what we thought we deserved. It wasn’t just violence and greed that motivated us, but also a need to do great deeds, to be heroes, to save the world. What new dangers lurked on the next screen or in the next dungeon? Everywhere we went, adventure rose to meet us, accompanied by the sound of a mouse clicking, clicking, clicking. In true D&D fashion, maybe the best place to share these many adventures would be a tavern, but for now all we have between us is this book. It tells my story but I wish it could tell me yours too. But for that we’d need a better book, a magic book, and those exist only in games, in novels, in the other ways we might come together to imagine new worlds into being.

— Baldur’s Gate II: Shadows of Amn
Boss Fight Books

Bigo Didier, Bonelli Laurent, Deltombe Thomas & co.

L’asymétrie des définitions réciproques de combattants – en substance, l’utilisation de la force armée globale dans une guerre sans ennemis – comporte une autre conséquence. Pour définir sa stratégie, une machine militaire ne peut pas en principe opérer sans ennemis prédéfinis ; et, dans la pensée classique de la guerre, c’est à la sphère politique qu’incombe leur identification. Or, dans un scénario de guerre sans ennemis clairement identifiables, la machine militaire ne trouve pas de limites dans la sphère politique, en ce sens qu’elle devra réfléchir l’existence d’ennemis toujours nouveaux comme raison de sa propre existence. Le militaire s’installe dès lors comme cœur et cerveau de l’hégémonie, non dans le sens d’une usurpation de la politique, mais comme raison même de la politique hégémonique. Comme l’ont montré les réactions aux attentats du 11 septembre 2001, les responsables politiques américains, tout en maintenant leurs prérogatives intactes, ont raisonné en termes presque exclusivement militaires, tandis que les militaires tendaient à opérer politiquement.

— Au nom du 11 septembre …, p47
Les démocraties à l'épreuve de l'anti-terrotrisme

Il est toujours possible de blâmer les gouvernements ou les parlementaires, mais bien des conversations, publiques ou privées, attestent que nombre de nos contemporains n’ignorent pas ses dérives et qu’ils les tolèrent, voire les approuvent. Ce cynisme, mêlé d’un certain dégoût de la politique en général, renforce la propension à « sacrifier la liberté des autres pour notre propre sécurité ». Tant que les mesures répressives semblent ne toucher que des catégories spécifiques, ciblées par le contre-terrorisme global, l’émotion est limitée. Elle ne s’exprime que lorsque la répression se manifeste ouvertement dans la vie quotidienne, comme les arrestations par la police, dans les écoles françaises d’enfants de sans-papiers aux fins d’expulsion (en témoigne par exemple l’étonnante mobilisation, depuis 2006, des parents d’élèves du Réseau éducation sans frontières). Ou lorsque certains groupes privilégiés sont brusquement objet de contrôle, parce qu’ils partagent des paramètres avec les populations « anormales » et qu’ils réalisent ce que la sécurité individuelle a à perdre lorsqu’elle rencontre les impératifs de sécurité nationale. […]

Cela est encore plus flagrant avec les contrôles d’identité policiers et les mécanismes de surveillance privés : les citoyens ne s’insurgent contre ces dispositifs que lorsqu’ils prennent conscience que les informations qu’ils recueillent peuvent être utilisées des années après leur collecte, dans des contextes sociaux différents et selon des interprétations pour le moins éloignées de leur vécu réel.

— Au nom du 11 septembre …, p34
Les démocraties à l'épreuve de l'anti-terrotrisme

binaohan, b.

I cannot truly feel like I belong in a movement that continuously tells me to understand my gender and sexuality in ways that feel false to my own experiences. I also find that this Western urge to continuously make hard distinctions between things causes many movements born in the West to fail to be truly intersectional.

— The Womanist Musings Posts: Nascent Thoughts on Gender and Colonialism
biyuti publishing

I question the coherence and validity of any movement that demands I identify in a specific way in order to participate.

— The Womanist Musings Posts: Nascent Thoughts on Gender and Colonialism
biyuti publishing

What is even more standard in white rhetoric is insisting that this kind of erasure by generalization is necessary in order to achieve an real solidarity for working towards freedom.

— decolonizing trans/gender 101
biyuti publishing

It blows my mind that all these feminist media critics or whatever can spend their lives deconstructing the harmful messages encoded in many of our cultural products and practices and somehow think that trans girls didn’t internalize and embody these things as well. For example. Just on the impossible standards of beauty alone. We hear a lot from cis women who talk about how this impossible ideal beauty destroys confidence and self-worth and self-esteem, but can’t quite make the leap to how this impacts trans girls.

— decolonizing trans/gender 101
biyuti publishing

Because if compliance to arbitrary grammar rules is more important to you than respecting a person, then you have great issues than can’t be solved by grammar.

— decolonizing trans/gender 101
biyuti publishing

Blanchot, Maurice

C’est une des charges de notre temps que d’exposer l’écrivain à une sorte de honte préalable. Il faut qu’il ait mauvaise conscience, il faut qu’il se sente en faute avant tout autre démarche. Dès qu’il se met à écrire, il s’entend interpeller joyeusement : « Eh bien, maintenant tu es perdu. » - « Je dois donc cesser ? » - « Non, si tu cesses, tu es perdu. » Ainsi parle le démon qui parla aussi à Goethe et fit de lui cet être impersonnel, dès sa vie au-delà de lui-même, impuissant à sombrer parce que ce pouvoir suprême lui avait été retiré. La force du démon est que par sa voix parlent des instances très différentes, de sorte que l’on ne sait jamais ce que signifie le « Tu es perdu ». Tantôt c’est le monde, le monde de la vie quotidienne, la nécessité d’agir, la loi du travail, le souci des hommes, la recherche des besoins. Parler quand le monde périt ne peut éveiller en celui qui le parle que le soupçon de sa frivolité, le désir, du moins, de se rapprocher par ses parles de la gravité du moment en prononçant des mots utiles, vrais et simples. « Tu es perdu » signifie : « Tu parles sans nécessité, pour te soustraire à la nécessité ; parole vaine, infatuée et coupable ; parole de luxe et d’indigence. » — « Je dois donc cesser ! » - « Non, si tu cesses, tu es perdu. »

— Le livre à venir, La question littéraire
Folio

Bolaño, Roberto

Jacinto Requena, café Quito, rue Bucareli, Mexico, septembre 1985. Deux ans après sa disparition à Managua, Ulises Lima est revenu à Mexico. À partir de ce moment-là, peu de gens l’ont vu, et ceux qui l’ont vu c’était presque toujours par hasard. Pour la plupart, il était mort en tant que personne et en tant que poète.

Je l’ai vu deux ou trois fois. La première fois, je l’ai rencontré sur l’avenue Madero, la deuxième je suis allé le voir chez lui. Il vivait dans une vecindad de la colonia Guerrero, où il n’allait que pour dormir, et gagnait sa vie en vendant de la marihuana. Il n’avait pas beaucoup d’argent et le peu qu’il avait il le donnait à une femme qui vivait avec lui, une femme qui s’appelait Lola, qui avait un fils. Cette Lola semblait du genre résolu, elle était du Sud, du Chiapas, ou était peut-être Guatémaltèque, elle aimait danser, elle s’habillait comme une punk et était toujours de mauvaise humeur. Mais son gamin était sympathique, et Ulises s’était sans doute pris d’affection pour lui.

Un jour je lui ai demandé où est-ce qu’il était allé. Il m’a dit qu’il avait suivi un fleuve qui relie le Mexique à l’Amérique centrale. Que je sache, ce fleuve n’existe pas. Il m’a dit, pourtant, qu’il avait suivi ce fleuve et qu’il pouvait dire maintenant qu’il connaissait tous ses méandres et affluents. Un fleuve d’arbres ou un fleuve de sable ou un fleuve d’arbres qui par endroits se transformait en un fleuve de sable. Un flux constant de gens sans travail, de pauvres et de crève-la-faim, de drogue et de douleur. Un fleuve de nuages sur lequel in avait navigué pendant douze mois et sur le cours duquel il avait trouvé d’innombrables île et peuples, mêmes si toutes les piles n’étaient pas peuplées, et où parfois il a cru qu’il allait rester vivre pour toujours ou qu’il allait mourir.

De toutes les îles visitées, deux étaient prodigieuses. L’île du passé, a-t-il dit, où n’existait que le temps passé et dont les habitants s’ennuyaient et étaient raisonnablement heureux, mais où le poids de l’illusion était tel que l’île 'enfonçait chaque jour un peu plus dans le fleuve. Et l’île du futur, où le seul temps qui existait était le futur, et dont les habitants étaient rêveurs et agressifs, si agressifs, a dit Ulises, qu’il finiraient probablement par se bouffer les uns les autres.

Ensuite il s’est passé beaucoup de temps avant que je ne le revoie de nouveau. Moi j’essayais de me faire une place dans d’autres cercles, j’avais d’autres intérêts, je devais chercher du travail, je devais donner un peu d’argent à Xóchitl, j’avais aussi d’autres amis.

— Les détectives sauvages, p525
Christian Bourgois

Boujut, Michel

La plupart des films que nous aimons répondent à la seule question qui nous tourmente : comment continuer à vivre et pourquoi ? Ils y répondent de manière incandescente et légère. L’art n’est rien d’autre.

— La promenade du critique
Actes Sud

Bourdieu, Pierre

Pour dire les choses de manière très simpliste avant de les dire de manière plus compliquée, si on suit Gusfield, on pourrait dire que l’État, dans le cas qu’il étudie mais aussi plus généralement (la commission des sages sur le racisme, sur la nationalité, etc.), renforce un point de vue parmi d’autres sur le monde social, qui est le lieu de lutte entre les points de vue. Il dit de ce point de vue que c’est le bon point de vue, le point de vue des points de vue, le « géométral de toutes les perspectives ». C’est un effet de divination. Et pour cela, il doit faire croire que lui-même n’est pas un point de vue. Pour cela, il est capital qu’il fasse croire qu’il est le point de vue sans point de vue.

— Sur l'état, p54
Seuil

Les institutions, c’est quoi ? C’est […] de la confiance organisée, de la croyance organisée, de de la fiction collective reconnue comme réelle par la croyance et devenant de ce fait réelle. Évidemment, dire d’une réalité que c’est une fiction collective, c’est une manière de dire que ça fonctionne formidablement, mais pas comme on croit que ça existe. Il y a des foules de réalités dont le sociologue est amené à dire qu’elles n’existent pas comme on croit qu’elles existent pour montrer qu’elles existent mais tout à fait autrement – ce qui fait que les gens gardent toujours une moitié de mon analyse et me font dire le contraire de ce que je j’ai voulu dire.

— Sur l'état, p67
Seuil

Je vais donc essayer de réfléchir sur les agents sociaux qui parlent au nom du tout social, ce que Max Weber appelle quelque part les « prophètes étiques » ou les « prophètes juridiques », c’est-à-dire les fondateurs d’un discours destinée à être unanimement reconnu comme l’expression unanime du groupe unanime. Parmi ces prophètes juridiques, le sage kabyle, l’amusnaw, est celui qui prend la parole dans les situations difficiles. Il est souvent poète et il s’exprime dans un langage que nous dirions poétique. Il est tacitement ou explicitement mandaté pour dire au groupe ce que pense le groupe et cela dans les situations difficiles lorsque le groupe ne sait plus quoi penser : il est celui qui pense encore quand le groupe ne sait plus quoi penser. Le travail du poète, qui est l’homme des situations extrêmes, des situations de conflits, des situations tragiques où tout le monde a raison et tord, et de réconcilier le groupe avec l’image officielle du groupe, spécialement lorsque le groupe est obligé de transgresser l’image officielle du groupe. Dans le cas d’une antinomie éthique, de conflits éthiques sur les valeurs ultimes, le sage, le poète se réfère à des autorités, et l’un des procédés rhétoriques qu’il va employer – exactement comme le font les hommes politiques –, c’est la prosopopée, figure de rhétorique qui consiste à parler à la place d’une réalité absente au nom de quelque chose : cela peut être une personne, les ancêtres, la lignée, le peuple, l’opinion publique. On parle donc au nom d’un ensemble que l’on fait exister par le fait de parler en son nom. La prosopopée peut être institutionnalisée lorsque le porte-parole est mandaté pour porter cette parole trans-personnelle. C’est, par exemple, de Gaule disant « la France » pour dire « je pense… ». Quelqu’un qui se prendrait pour de Gaule et dirait « La France pense… » pour dire « je pense » serait évidemment considéré comme fou alors que quelqu’un qui parle ex officio au nom de la France est considéré comme normal, même si on trouve que c’est un petit peu excessif. Les prophètes éthiques sont intéressants parce qu’ils font ressurgir ce qui va de soi dans le cas du porte-parole légitime routinier. Le président de la République parle constamment en tant que personne morale incarnant une collectivité réconciliée en lui. Parfois, il peut arriver qu’il dise « je suis le président de tous les Français », mais normalement il n’a pas à la dire. Quand il reçoit les vœux des corps constitués, c’est la France, et non pas lui, qui reçoit les vœux des corps constitués constitutifs de la France ; même l’opposition est là pour reconnaître la transcendance de cette personne biologique qui est en réalité une personne morale.

— Sur l'état, p80
Seuil

Le prophète prend le groupe à son propre piège. Il est celui qui invoque l’idéal collectif, qui dit au groupe le meilleur de ce que le groupe pense de lui-même : il dit au fond la morale collective. Cela renvoie à la notion de pieuse hypocrisie des instances juridiques suprêmes de l’État, du Conseil d’État. La logique de la pieuse hypocrisie consiste à prendre les gens au mot, aux grands mots : les mandataires éthiques agissent en tant que personnes à qui le groupe délègue l’énoncé du devoir-être que le groupe est obligé de reconnaître puisqu’il se reconnaît dans cette vérité officielle. L’amusnaw kabyle est celui qui incarne au plus haut degré les valeurs d’honneur, qui sont les valeurs officielles. […] En tant qu’incarnation de l’honneur, l’amusnaw est celui qui va rappeler que les valeurs d’honneurs sont indépassables et que, dans certaines situations tragiques, au nom même de l’honneur, on peut les dépasser […] ; il permet au groupe de transgresser ses idéaux officiels sans les nier, sans les abolir, en sauvant l‘essentiel, l’obsequium, c’est à dire la reconnaissance des valeurs ultimes. Il demande au groupe de se mettre en règle de sauver la règle dans le cas même de sa transgression. On retrouverait là un des fondements de la notion de légitimité. […] L’officiel est dont le public : c’est l’idée que le groupe a de lui-même, et l’idée qu’il entend professer de lui-même la représentation (au sens d’image mentale mais aussi de représentation théâtrale) qu’il entend donner de lui-même quand il se présente en tant que groupe. On pourrait dire « devant les autres groupes », mais pas nécessairement : devant lui-même en tant que groupe.

— Sur l'état, p83
Seuil

Dans ce contexte, la fonction impartie aux sondage ses comprends très bien. Dire « les sondages sont avec nous », c’est l’équivalent de « Dieu est avec nous » dans un autre contexte. Mais les sondages, c’est embêtant parc que parfois l’opinion éclairée est contre la peine de mort alors que les sondages sont plutôt pour. Que faire ? On fait une commission. La commission constitue une opinion publique éclairée qui va instituer l’opinion éclairée en opinion légitime au nom de l’opinion publique – qui par ailleurs dit le contraire ou n’en pense rien (ce qui est le cas sur bien des sujets). Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, dont à imposer des réponses. Ce n’est pas un biais dans la constitution des échantillons, c’est le fait d’imposer à tous des questions qui se posent à l’opinion éclairée et, par ce fait, de produire des réponses de tous sur des problèmes qui se posent à quelques-uns, donc à donner des donner des réponses éclairées puisqu’on les a produits par la question : on fait exister pour les gens des questions qui n’existaient pas pour eux alors que que ce qui faisait question pour eux, c’est la question. […] Ce que je veux dire, c’est que, quand on parle d’opinion publique, on joue toujours un double jeu entre la définition avouable (l’opinion de tous) et l’opinion autorisée et efficiente qui est obtenue comme sous-ensemble restreint de l’opinion publique démocratiquement définie.

— Sur l'état, p106
Seuil

C’est le problème des logiques pratiques, par opposition aux logiques logiques. Les spécialistes des sciences sociales, historiens et sociologues, sont souvent mis à la question par les spécialistes de sciences plus avancées qui, de plus en plus, tendent à se mêler des sciences sociales et à exercer une jurisprudence, au nom de leur statu de science plus avancée. Un très bel article qualifie de masculines les sciences dure et féminines les sciences molles. Qualitatives / quantitatives : ces oppositions ne sont neutres ni socialement ni sexuellement et ont des effets tout à fait funestes. Outre que les spécialistes des sciences molles peuvent signer les signes extérieurs des sciences dures et obtenir des profits symboliques à bon compte, un danger plus grave révise dans le fait que les spécialistes des sciences dures, avec la complicité d’une fraction des spécialistes des sciences molles, peuvent imposer une conception de la logique des choses historiques qui n’est pas à confondre avec la réalité. Dans mon travail […] j’ai acquis la conviction que les logiques selon lesquelles fonctionnent les agents sociaux et les institutions sociales sont des logiques qu’on pourrait dire molles, floues : il y a une logique d’historique qui n’est pas la logique de la logique. En mesurant les productions des spécialistes des sciences sociales à l’aune des logiques logiques, on mutile la science sociale de ce qu’elle a de plus spécifique. Une des tâches les plus importantes pour les spécialistes des sciences sociales, c’est de rendre consciente la logique spécifique de leur objet et la logique spécifique le leur travail sur l’objet pour faire reconnaitre leur rigueur spécifique qui n’a rien à voir avec la logique logique telle qu’on la rencontre théoriquement dans quelques univers scientifiques. Le terrorisme de la logique logique s’exerce aussi sur d’autres sciences de l’homme dites plus « avancées » comme la biologie, par exemple.

Les logiques pratiques – des institutions, des pratiques humaines – doivent être constituées dans leur spécificité, une des erreurs scientifiques majeurs dans les sciences historiques consiste à être plus rigoureux que l’objet, à mettre plus de rigueur dans le discours sur l’objet qu’il n’y en a dans l’objet, de manière à être en règle avec les exigences de rigueur qui sont de mise, non pas dans l’objet, mais dans le champ de production de discours sur l’objet. Ces falsifications, tout à fait sincères et spontanées, sont graves, surtout par ce qu’elles interdisent de proportionner la logique du discours à la logique de l’objet, et du même coup de saisir la spécificité de ces logiques, qui ne sont pas des logiques à 50%, ce sont des logiques autres.

— Sur l'état, p147
Seuil

Pourquoi, s’agissant d’un phénomène comme l’État, le sociologue est-il obligé de se faire historien, au risque évidemment de commettre un des actes les plus fortement tabous dans le travail scientifique, l’acte sacrilège qui consiste à transgresser une frontière sacrée entre disciplines ? Le sociologue s’expose à se faire taper sur les doigts par tous les spécialistes et, comme je l’ai signalé, ils sont extrêmement nombreux. Cela dit, si l’approche génétique s’impose, c’est qu’il me semble que, dans ce cas particulier, elle est, disons, non pas la seule mais un des instruments majeurs de rupture. Reprenant les indications biens connues de Gaston Bachelard selon qui le fait scientifique est nécessairement « conquis » puis « construit », je pense que la phase de conquête des faits contre les idées reçues et le sens commun, dans le cadre d’une institution comme l’État, implique nécessairement le recours à l’analyse historique.

Une des analyses que j’avais faite assez longuement concernait cette traduction qui va de Hegel à Durkheim et qui consiste à développer une théorie de l’État qui, selon moi, n’est qu’une projection de la représentation que le théoricien a de son rôle dans le monde social. Durkheim est caractéristique de ce paradigme auquel les sociologues sont très souvent exposés, et qui consiste à projeter dans l’objet, sur l’objet, sa propre pensée de l’objet qui est précisément le produit de l’objet. Pour éviter de penser l’État avec une pensée d’État, le sociologue doit éviter de penser la société avec une pensée produite par la société. Or, à moins de croire à des a priori, à des pensées transcendantes échappant à l’histoire, on peut poser que nous n’avons pour penser le monde social qu’une pensée qui est le produit du monde social au sens très large, c’est-à-dire depuis le sens commun jusqu’à sens commun savant. Dans le cas de l’État, on ressent particulièrement cette antinomie de la recherche en science sociale et peut-être de la recherche en général, antinomie qui vient du fait que, si on ne sait rien on ne voit rien et, si on sait, on risque de ne voir que ce qu’on sait.

Le chercheur totalement démuni d’instrument de pensée, qui ignore les débats en cours, les discussions scientifiques, les acquis, qui ne sait pas qui est Norbert Elias, etc. risque soit d’être naïf, soit de réinventer le déjà connu, mais s’il connaît, il risque d’être prisonnier de sa connaissance. Un des problèmes qui se pose à tout chercheur, et spécialement dans les sciences sociales, consistes à savoir et à savoir se débarrasser des savoirs. C’est facile à dire – dans les discours épistémologiques sur l’art d’inventer, on lit des choses comme ça –, mais dans la pratique c’est formidablement difficile. Une des ressources majeures du métier de chercheur consiste à trouver des ruses – des ruses de la raison scientifiques si je puis dire –, qui permettent précisément de contourner, de mettre en suspens tous ces présupposés qui sont engagés par le fait que notre pensée est le produit de ce que nous étudions et que notre pensée à des sortes d’adhérences. « Adhérences » est mieux qu’ « adhésion », car ça serait trop facile s’il s’agissait seulement d’adhésion. On dit toujours : « C’est difficile parce que les gens ont des biais politiques » : or c’est à la portée du premier venu de savoir que, étant plutôt de droite ou plutôt de gauche, on est exposé à tel ou tel danger épistémologique. En fait, les adhésions sont faciles à suspendre ; ce qui est difficile à suspendre, ce sont les adhérences, c’est-à-dire les implications si profondes de la pensée qu’elles ne se connaissent pas elles-mêmes.

S’il est vrai que nous n’avons pour penser le monde social qu’une pensée qui est le produit du monde social, s’il est vrai – et on peut reprendre la fameuse phrase de Pascal mais en lui donnant un tout autre sens – que « le monde me comprend mais je le comprends », et j’ajouterai que je le comprends de manière immédiate parce qu’il me comprend, s’il est vrai que nous sommes le produit du monde dans lequel nous sommes et que nous essayons de comprendre, il est évident que cette compréhension première que nous devons à notre immersion dans le monde que nous essayons de comprendre est particulièrement dangereuse et qu’il nous fait échapper à cette compréhension première, immédiate, que j’appelle doxique (du mot grec doxa qui a été repris dans la tradition épistémologique). Cette compréhension doxique est une possession possédée ou, on pourrait dire, une appropriation aliénée : nous possédons une connaissance de l’État et tout penseur qui a pensée l’État avant moi s’approprie l’État avec une pensée que l’État lui a imposé, et cette appropriation n’est si facile, si évidente, si immédiate que parce qu’elle est aliénée. C’est une compréhension qui ne se comprend pas elle-même, qui ne comprend pas les conditions sociales de sa propre possibilité.

— Sur l'état, p171
Seuil

Il donne ici un très bel exemple : un racket de protection organisé par les gangsters, comme on en voit à Chicago, n’est pas si différent de l’État. Le sociologue doit être capable de construire un cas particulier pour faire des rapprochements, pour inscrire le cas particulier dans une série de cas où il manifeste à la fois toute sa particularité et tout sa généralité. En effet, il n’y a pas de différence de nature entre le racket et l’impôt. L’État dit aux gens : « Je vous protège mais vous payez l’impôt. » D’ailleurs, un racket de protection organisé par des gangsters porte atteinte aux monopole de l’état : celui de la violence légitime et celui de l’impôt. D’une pierre, Elias fait trois coups : 1. l’État est un racket mais pas seulement ; 2. un racket légitime ; 3. un racket légitime au sens symbolique. J’introduis ici le problème : comme se fait-il qu’un racket devienne légitime, c’est-à-dire non perçu comme un racket ? Jamais un historien ne ferait le rapprochement entre l’impôt et le racket alors que je crois que c’est vrai. Une des différences avec les historiens, c’est que les sociologues ont mauvais esprits : ils posent des questions malséantes, mais qui sont aussi des questions scientifiques. Elias pose la question : est-ce que l’État n’est pas un cas particulier de racket. Ce qui pose la question de la particularité de ce racket légitime. À mes yeux, ce premier point est beaucoup plus intéressant que la loi du monopole. Les historiens ne le voient pas. Ce qu’ils récusent le plus, dans l’approche sociologique, c’est cette espèce d’impertinence. À cet égard, il y aurait à faire aussi une sociologie comparée de la genèse des sociologues et des historiens : comment devient-on historien ou sociologue ? Comme écrivent les historiens ou les sociologues ? Comment se reproduit une structure, qu’on pourrait décrire comme psychologique, qui caractérise globalement les historiens (qui forment eux-mêmes un champ) et les sociologues (qui forment aux aussi un champ) ?

— Sur l'état, p205
Seuil

L’autonomie du champ intellectuel est une conquête historique qui a été extrêmement longue, difficile. De manière assez systématique, depuis un certain temps, cette autonomie est menacée par une convergence d’actions [provenant] du champ politique et d’actions journalistico-médiatiques, dans lesquelles interviennent des « intellectuels médiatiques » qui se font les serviteurs de l’hétéronomie. Certains hebdomadaire – Le Nouvel Observateur, L’Événement du jeudi – procèdent à des désignations de gens considérés comme méritant le titre d’intellectuels : cet effet de palmarès est une usurpation de pouvoir puisqu’il appartient aux intellectuels de dire qui est intellectuel, même s’ils en discutent entre eux, de même qu’il appartient aux mathématiciens de dire qui est mathématicien. Il y a une série de coups de force dont l’évènement d’hier est une limite : c’est typiquement un coup d’État spécifique. En d’autres temps, mes prédécesseurs, dans ces lieux, protestaient contre Napoléon III. Ils avaient un adversaire à leur hauteur ? Malheureusement, je suis obligé de protester contre des adversaires infiniment plus dérisoires ; mais le danger est le même sinon pire. Il est le même, mais il est pire parce qu’il a l’air moins dangereux. […] L’intellectuel – le paradigme en est Zola – est quelqu’un qui, sur la base d’une autorité spécifique acquise dans les luttes internes au champ intellectuel, artistique, littéraire, selon les valeurs inhérentes) ces univers relativement autonomes, intervient dans le champ politique sur la base d’une autorité, d’une œuvre, d’une compétence, d’une vertu, d’une morale. Ce qui n’est pas le cas de ceux dont je parle en ce moment puisqu’ils ont très peu d’œuvres, d’autorité, de compétence, de morale, de vertu …

— Sur l'état, p349
Seuil

Il y a une phrase très belle de Merleau-Ponty à propos de Socrate : Socrate est embêtant parce qu’il donne des raisons d’obéir, et si on donne des raisons d’obéir, c’est qu’on peut désobéir. Donne des raisons de pensée maison, c’est dont déjà se situer en un point à partir duquel la pensée maison doit être justifiée : le fait de la justifier, c’est déjà ouvrir la porte à la possibilité d’une hérésie, d’une transgression. C’est la différence entre doxa et orthodoxie. Au fond, la pensée maison à la béarnaise, si je puis dire, est une pensée doxique, car le contraire n’est pas pensable : les thèses de la doxa sont des thèses dont le contraire n’existe pas : c’est comme ça, c’est la tradition, il n’y a rien à en dire, « c’est ainsi de mémoire perdue », comme disaient les coutumiers béarnais — au-delà de la mémoire humaine, c’était déjà comme ça. Le traditionalisme commence quand la tradition ne va plus de soi : dès qu’on dit qu’il fait qu’il y ait tradition ou qu’il faut respecter la tradition, c’est que la tradition ne va plus de soi ; dès qu’on commence à parler de l’honneur, ça veut dire que l’honneur est foutu ; dès qu’on parle d’éthique, c’est que l’ethos ne marche plus – l’ethos relève du « cela va de soi » …

— Sur l'état, p405
Seuil

Voila je n’ai répondu à aucune des deux questions, mais j’ai essayé d’expliquer pourquoi je ne le pouvais pas, ce qui ne doit pas vous décourager de me poser des questions parce qu’il se peut que je puisse répondre…

— Sur l'état, p442
Seuil

Je cite souvent Spinoza : « il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie. »

C’est une des phrases les plus tristes de toute l’histoire de la pensée. Cela signifie que la vérité est très faible, sans force. Par conséquent, nous qui travaillons à produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de diffuser la vérité puisque nous enseignons, nous parlons, nous écrivons, etc. est ce que, pour être en accord avec nous-mêmes, pour ne pas être trop contradictoires et trop désespérés, nous ne devons pas essayer de réfléchir sur la nécessité de nous unir pour donner collectivement un peu de force sociale à la vérité.

— Dévoiler & divulguer le refoulé, Intervention au colloque « Algérie-France-Islam » 27-28 octobre 1995 Interventions
Agone

Les dominants sont ceux qui parviennent à imposer la définition de la science selon laquelle la réalisation la plus accomplie de la science consiste à avoir, être et faire ce qu’ils ont, sont ou font.

— Science de la science et reflexivité, p126
Raisons d'agir

Mes textes sont pleins d’indications destinées à faire que le lecteur ne puisse pas déformer, ne puisse pas simplifier. Malheureusement ces mises en garde passent inaperçues ou bien elles rendent le discours tellement compliqué que les lecteurs qui lisent rapidement ne voient ni les petites indications ni les grosses et lisent, comme en témoignent nombre des objections qui me sont faites, à peu près le contraire de ce que j’ai voulu dire.

En tous cas, il est certain que je ne cherche pas à faire des discours simples et clairs et que je crois dangereuse la stratégie qui consiste à abandonner la rigueur du vocabulaire technique au profit d’un style lisible et facile. […​] J’ai la conviction à la fois pour des raisons sociologiques et pour des raisons politiques, il faut assumer que le discours peut et doit être aussi compliqué que l’exige le problème (lui-même plus ou moins compliqué) dont il traite. Si les gens retiennent au moins que c’est compliqué, c’est déjà un enseignement.

— Choses dites, p67
Editions de Minuit

Brooks, Peter

Quiconque se penche sur les grands succès du théâtre actuel découvre un phénomène très curieux. On pourrait s’attendre à ce que la pièce qui ait le plus de succès soit aussi la plus brillante, mais il n’en est rien. Dans chaque capitale, il y a chaque année une pièce qui n’a de succès que parce qu’elle est ennuyeuse. C’est sans doute qu’on associe la culture à un certain sens du devoir, aux costumes historiques et aux longues tirades …​ Il s’ensuit qu’une bonne dose d’ennui sert de garantie au spectacle. Bien sûr, le dosage est subtil, et il est impossible d’établir la formule exacte : trop d’ennui, et la salle se vide ; trop peu, et le public se sent violenté par la nouveauté.

Des acteurs médiocres parviennent avec aisance au mélange parfait et ils perpétuent le théâtre bourgeois grâce à des succès ennuyeux mais universellement encensés. Les gens veulent trouver au théâtre quelque chose de meilleur que la vie. Aussi sont-ils prêts à confondre la culture, ou les pièges de la culture, avec quelque chose qu’ils ne connaissent pas mais dont ils sentent confusément que cela peut exister. En assurant le succès d’une oeuvre médiocre, ils ne font que se jouer à eux-mêmes un mauvais tour.

— Ecrits sur le théâtre, p27
Seuil

Appliquer les théories d’Antonin Artaud, c’est le trahir, car ce n’est jamais qu’une partie de sa pensée qu’on exploite. On le trahit, parce qu’il est plus facile de trouver des règles pour une poignée d’acteurs voués corps et âmes au théâtre que pour des spectateurs inconnus que le hasard amène dans une salle de théâtre.

Cependant, il émane de ces mots « le théâtre de la cruauté » , l’idée d’une recherche tâtonnante vers un théâtre plus violent, moins rationnel, plus extrême, moins verbal, plus dangereux. Il y a une certaine joie dans les chocs violents. Le seul inconvénient est que leur effet s’efface. Qu’est ce qui vient après un choc ? Voilà l’écueil. Je tire sur un spectateur -je l’ai fait un jour - et pendant une seconde, je peux l’émouvoir d’une manière différente. Je dois raccrocher cette possibilité à un objectif, sinon, un instant plus tard, le spectateur est de nouveau au même point : l’inertie est la plus grande des forces connues. Si je montre une feuille bleue - rien que la couleur bleue-, le bleu est une affirmation directe qui suscite une émotion, mais une seconde plus tard cette impression s’estompe. Puis c’est un éclat rouge qui provoque une impression différente, mais si personne ne peut s’emparer de ce moment, en sachant pourquoi, comment et dans quel but, cette impression, elle aussi, commence à décliner. Malheureusement souvent on tire les premiers coups de feu sans savoir où la bataille va mener. Un seul coup d’oeil sur un public ordinaire nous donne irrésistiblement envie de l’agresser - tirer d’abord, poser des questions ensuite. C’est ce qui mène au « happening ».

— Ecrits sur le théâtre, p80
Seuil

Burch, Noël

Mais ce qui caractérise la pratique la plus générale de la critique, de l’analyse et de la théorie au sein de notre institution, si masculine en France, est que la substance narrative des films « passe à l’as », si je puis dire, alors que cette substance est, avec la présence charismatique et érotique des vedettes, précisément ce qui attire le « chaland ». À force de vouloir s’élever vers les hautes sphères de l’abstraction, à force de vouloir refouler tous ces sentiments, ces relations, ces « psychologies » malséantes, tout ce grouillement « féminin » qui anime tant et tant de films, on finit par occulter la polysémie des films en faveur d’un clivage paralysant entre d’une part les chef d’œuvres dont on analyse la forme singulière comme une manifestation de la présence de l’auteur-dieu, et d’autre part les films du tout venant, purs véhicules commerciaux et idéologiques dont on se contentera de repérer les conventions et les intentions bonnes ou mauvaises.

Et pourtant cette notion de film comme œuvre d’art intemporel, transcendant, ne concerne qu’un groupuscule parmi des millions de gens qui voient chaque jours des films de par le monde. En dernières instance, c’est sans doute cela qui nous incite à penser que le moment clef dans la vie de n’importe quel film produit à l’intérieur de l’institution cinématographique, est cette période de quelques années où il est comme un être vivant dans une société donnée. Et si grandeur il a, elle s’enracine dans cet échange entre le film et son premier public.

Notre plaidoyer n’est donc pas « contre la cinéphilie », ce qui serait absurde, mais plutôt en faveur d’une cinéphilie critique mieux en prise avec la manière dont circule le sens des films dans les sociétés qui les produisent et les regardent.

— De la beauté des latrines, p81
L'Harmattan

Burroughs, William S.

« Messieurs, le produit parfait a une affinité moléculaire précise pour son client de prédilection. Quelqu’un réclame la fabrication et la vente de produits qui s’usent ? Ceci n’est pas la voie de l’élimination compétitive. Notre produit ne quitte jamais le client. Nous vendons l’entretien, et tous les Produits-Trak ont bien de l’entretien-Trak… dont l’entretien d’un concurrent agirait comme antibiotique, offrant à nos nobles services-lignées-Trak une contrepartie indélébile… Ceci n’est pas uniquement une drogue qui forme une habitude et qui dérobe toutes les fonctions du toxicomane inclus euh son complément inutile dans les euh circonstances et squelette encombrant. Le réduisant ultérieurement à un état de larve sans espoir. Alors nous pouvoir dire qu’il doit sa vie telle qu’elle est à l’entretien-Trak.

La Réserve-Trakprogramme presque toutes les régions dans et autours des Républiques Unies de La Terre Dezommes Libres et, comme la Police-Trak s’occupe de toutes les affaires en cours dans la Réserve-Trak le Civil et le Criminel sont sommairement traînés devant les tribunaux Civiques avec le seul mot TRAK et soumis à des sanctions inconnues… Les Comités Dénonciateurs du Personnel-Trak sont isolés et synchronisés avec d’autres événements concernant une région de basse pression… Benway soi-disant dénoncé a vraiment inclus presque tous les comité de dénonciation du personnel-Trak… Quelquefois la Réserve est euh et d’autres personnes et événements parmi les grades sous-types-Trak

— La trilogie, p55
Bourgois

Butler, Judith

[…​] ni la grammaire ni le style ne sont neutres du point de vue politique. Lorsqu’on nous apprend les règles de l’intelligibilité que doit suivre la langue, on nous fait entrer dans le langage normalisé où le prix à payer, lorsqu’on ne s’y conforme pas, c’est la perte de l’intelligibilité en tant que telle. Comme me le rappelle Drucilla Cornell à la suite d’Adorno, le sens commun n’a rien de radical. Ce serait une erreur de penser que la grammaire que l’on a apprise est le meilleur moyen d’exprimer des vues radicales, étant donné les contraintes qu’impose cette grammaire à notre pensée, et même à ce qui est simplement pensable. Mais certain·e·s s’irritent franchement des distorsions grammaticales ou des formulations qui mettent implicitement en question la nécessité de la structure propositionnelle sujet-verbe. Cela demande aux lecteurs et aux lectrices plus de travail et ils/elles se froissent parfois de ces exigences. Est il légitime que les personnes offensées exigent un « parler simple », ou est ce que leur plainte naît d’une attente consumériste de la vie intellectuelle ? Ne vaut il pas la peine de faire soi-même l’expérience de la difficulté linguistique ? Si le genre est lui-même naturalisé par des normes grammaticales, comme le soutenait Monique Wittig, c’est alors en contestant la production grammaticale du genre qu’on pourra atteindre ce dernier à son niveau épistémique le plus fondamental.

— Trouble dans le genre, p41
La Découverte

Quelque chose s’empare de nous : d’où cela vient-il ? Quel sens cela a-t-il ? Pourquoi ne parvenons-nous pas, dans ces moments-là, à nous maîtriser ? À quoi sommes-nous liés ? Et par quoi sommes-nous saisis ? Freud nous rappelle que, lorsque nous perdons quelqu’un, nous ne savons pas toujours ce qui, en cette personne, a été perdu. Voila pourquoi l’expérience de la perte nous met en face d’une énigme : quelque chose se dérobe dans la perte, quelque chose se perd dans les replis de la perte. Si, pour faire son deuil, il faut savoir ce que l’on a perdu (et par mélancolie on entendait d’abord, dans une certaine mesure, le fait de ne pas savoir), alors l’énigme face à laquelle nous met la mort, le savoir qui nous manque quand nous ne parvenons plus à sonder ce que nous avons perdu, rend le deuil interminable.

Lorsque nous perdons des proches ou lorsque nous sommes dépossédés d’un lieu ou d’une communauté, nous pouvons avoir l’impression qu’il ne s’agit là que d’une épreuve passagère, que le deuil s’achèvera un jour, et que l’ordre ancien finira par se rétablir. Mais peut-être que quelque chose de nous-même nous est révélé lorsque nous subissons ce que nous faisons, en ce sens que les liens qui nous attachent aux autres sont mis en lumière et apparaissent comme constitutifs de ce que nous sommes : nous sommes faits de liens et d’attaches. Je ne suis pas un « moi » qui existerai ici en soi et ne perdrait là-bas qu’un « toi » - et cela est d’autant plus vrai que mon attachement à « toi » fait partie intégrante du « je » que je suis. Dans ces conditions, si je te perds, je ne me contente pas de faire le deuil de cette perte ; je deviens en même temps impénétrable à moi-même. Qui « suis »-je sans toi ? Lorsque nous perdons certains des liens qui nous constituent, nous ne savons plus qui nous sommes ni quoi faire. Au premier abord, je crois t’avoir perdu-e « toi », avant de découvrir que « je »manque également à l’appel. D’un autre point de vue, peut-être que ce que j’ai perdu « en »toi (et ce pour quoi je ne dispose d’aucun vocable) relève d’une relationalité qui n’est pas uniquement composée de moi ou de toi, mais doit être conçue comme le liens même par lequel ces termes sont différenciés et mis en rapport.

— Vie précaire, p47
Amsterdam

Certeau, Michel de

La citation sera donc l’arme absolue du faire croire. Parce qu’elle joue sur ce que l’autre est supposé croire, elle est donc le moyen par lequel s’institue du « réel ». Citer l’autre en sa faveur, c’est donc rendre croyables les simulacres produits dans une place particulière. […] Citer, c’est donner réalité au simulacre produit par un pouvoir, en faisant croire que d’autres y croient mais sans fournir aucun objet croyable.

— L'invention du quotidien
Gallimard - Folio

Cheever, John

[…]Tu penses que ton pessimisme est une force, mais ce n’est rien d’autre qu’un refus d’appréhender la réalité.

— Quelle réalité ? a-t-il répliqué ? Diana est une femme sotte et facile. De même qu’Odette. Mère est une alcoolique. Si elle ne se modère pas, elle va finir à l’hôpital dans un an ou deux. Chaddy est malhonnête. Il l’a toujours été. La maison va s’écrouler dans la mer. »

Il m’a regardé et a ajouté, comme s’il n’y avait songé qu’après coup :

« Tu es un imbécile.

— Et toi eu es un sinistre salopard, ai-je répliqué ? Tu es un sinistre salopard.

— Fous-moi la paix », a-t-il dit.

Il a repris son chemin

Alors j’ai ramassé une racine et, m’approchant de lui par-derrière — jamais encore je n’avais frappé un homme dans le dos — j’ai ramené la racine lourde d’eau de mer derrière mon épaule, prenant un élan qui a accéléré le mouvement de mon bras, et je lui ai donné , à lui, mon frère, un coup sur la tête qui l’a fait s’écrouler à genoux dans le sable. J’ai vu le sans apparaître et commencer à assombrir ses cheveux. Alors j’ai souhaité qu’il soit mort, mort et sur le point d’être enterré, non point enterré encore mais sur le point de l’être, parce que je ne voulais pas être privé de la cérémonie et du décorum des funérailles qui en débarrasseraient ma conscience, et je nous ai tous vus — Chaddy, Mère, Diana et Helen — endeuillés dans la maison de Belvedere Street qui avait été démolie vingt ans plus tôt, accueillant nos invités et nos parents, à la porte et répondant à leurs condoléances courtoises par un chagrin courtois. Tout cela était emprunt de bienséance, de telle sorte que bien qu’il ait été assassiné sur une plage, in éprouverait, avant que cette pénible cérémonie ne s’achève, le sentiment qu’il était arrivé à l’hiver de son existence et que c’était une loi de la nature, et une belle loi, que Tiffy soit enterré dans la terre froide, si froide.

— Déjeuner de famille, p33
Joelle Losfeld

Cheng’en, Wu

Or, depuis le commencement du monde, elle[une roche] avait jour après jour reçu l’imprégnation de la candeur céleste et de la luxuriance terrestre, de la vigueur des rayons solaires et de la douceur du clair de lune. Elle en avait été si longuement caressée que, remuée par une pensée pénétrante, elle s’était trouvée divinement engrossée et, se fendant un beau jour, expulsa un œuf en pierre de la grosseur d’un ballon. Comme il était exposé à l’air libre, il se transforma en un singe de pierre pourvu des cinq sens et disposant de ses quatre membres. Ayant tôt fait d’apprendre à grimper et marcher, il salua les quatre orients. Ce faisant, l’éclat de son regard darda un double faisceau d’or qui atteignit le palais de l’Étoile polaire et fit sursauter l’empereur de Jade, le Grand Compatissant des hautes sphères célestes, lequel trônait en la salle précieuse des Nuées-Mystérieuses du palais de l’Arche-d’Or en présence des immortels, ses ministres. Á la vue de ce rayon d’or flamboyant, il ordonna à Œil-de-Mille-Lieues et Oreille-Bon-Vent d’aller ouvrir la porte du Sud pour voir ce qu’il en était. Déférant à la justice impériale, les deux capitaines sortirent, voyant si juste et entendant si clairement qu’ils étaient de retour dans l’instant afin de présenter leur rapport :

« Conformément à l’ordre de Votre Majesté, vos serviteurs ont détecté par la vue et par l’ouïe l’endroit d’où vient l’éclat d’or : en bordure du petit pays de Aolai, à l’est de la mer du continent oriental, se trouve le mont de Fleurs et Fruits au sommet duquel une roche d’immortels a produit un œuf qui, sous l’effet du vent, s’est transformé en singe, lequel s’est incliné dans les quatre orients et, de ses yeux, a lancé un rayon qui a touché le palais de l’Étoile polaire. Mais cet éclat ne va pas tarder à s’éteindre puisque le singe prend maintenant de la nourriture et boit de l’eau. »

L’empereur voulut bien condescendre à manifester sa compassion par ces mots :

« Ces êtres d’En-bas, nés de la quintessence du ciel et de la terre, n’ont rien d’étrange.

— Les pérégrinations vers l'Ouest, p10
Bibliothèque de la Pléiade

Claro, Christophe

Madame Bovary : je te connais par cœur. Tu seras ma salvatrice musique d’ascenseur, mon passeport « easy listening » pour le monde des vivants, ou des zombis, peu importe, je corserai l’eau bénite s’il le faut, mais je survivrai au passage. Lire est évident, comme le mouvement de bascule du tabouret quand la corde se tend.

— Madman Bovary, p15
Verticales

Conrad, Joseph

C’était là le pouvoir sans borne de l’éloquence, des mots, des mots nobles et brûlants. Il n’y avait pas une suggestion pratique pour interrompre le cours magique des phrases, à moins qu’une espèce de note au bas de la dernière page, gribouillée évidement beaucoup plus tard, d’une écriture tremblée, ne pût être regardée comme l’exposé d’une méthode. C’était très simple, et à la fin de cet appel émouvant à tous les sentiments altruistes qu’il faisait flamboyer devant nous, lumineux et terrifiant, comme un éclair dans un ciel serein : " Exterminez toutes ces brutes !"

— Au coeur des ténèbres, p158
GF Flammarion

Corto, Samuel

Ainsi, chaque jour pratiquement, dans une belle métronomie régressive qui donne lieu parfois à des échos rabougris dans les pages décourageantes du journal local, la justice de l’urgence déstockait. Pas les prisons.

De leurs côtés, les prévenus se ressemblaient étrangement : principalement des êtres faibles, épars, en difficulté psychologique et en errance sociale, crasseux, sans travail, sans famille identifiables, alcoolo-dépendants, n’offrant que peur d’utilité collective : les figures comme idéales du sentiment d’insécurité.

— Parquet flottant, p126
Denoël

Daniel Wilhem

Je souligne que la littérature commence aussi par une parole étouffée. Je note qu’elle est une fête ou tout le monde devrait se taire. Ou qu’elle est un bal, où l’on rencontre parfois un auteur sans masque, venu avec une mauvaise intention. Je veux dire : avec l’intention de secouer le lecteur, toujours un peu sourd, et de lui annoncer que bientôt l’on ne pourra plus tourner des phrases, faire des mystères, parce que, là où le silence du livre est promis, c’est la terreur elle-même qui est déclarée.

Je le répète : la rhétorique se réinvente ; la terreur se déclare. Et celui à qui la déclaration s’adresse ne dira jamais que cette terreur est la sienne, qu’il pourra la maîtriser ou l’inspirer. Tout juste sait-il qu’il est en train d’accueillir ce qui ne se reçoit pas, ni ne se refuse. Ce n’est pas qu’il panique, comme s’il était incapable de répondre par la parole à ce qui l’assaille. Ce n’est pas non plus qu’il s’inquiète, avant d’affronter une épreuve inévitable. C’est bien qu’il constate que les terrains sont coupés, que le pas doit être franchis, que la même scène va revenir ; qu’il faut écrire (mais terré, terrassé, atterré, etc.) un livre qui sort d’une stupeur, mais qu’i n’étourdit pas, qui devrait même dégriser.

— Maurice Blanchot, récits critiques
Farrago / Léo Scheer

De Jonckheere, Philippe

C’est une drôle de cuisine que le roman autobiographique, on part avec les meilleures intentions de dire la vérité et un mensonge en entraînant un autre on finit par tout inventer.

— desordre.net
Philippe De Jonckheere

Delaume, Chloé

Le réflexe de survie n’existe pas, Mesdames, lorsque l’on a personne, rien, pas même soi, personne à qui se raccrocher. Vous dites parfois : quelle chance inouïe Chloé, vous, vous avez vos livres, l’écriture vous fait tenir. Comme si écrire c’était juste ça, une béquille, le fameux quelque chose qui s’apparente aux bouées. L’écriture ne sert à rien, face à ce ressenti, je vous assure, à rien du tout. L’écriture n’apaise pas, elle redouble la douleur puisqu’on la sollicite. L’écriture permet juste de se noyer avec grâce, lentement, pleins et déliés, élégance du je coule, dissociation rendant le mouvement supportable, je m’appelle Ophélie j’habite en asphyxie mais je suis extrêmement bien habillée.

— Une femme avec personne dedans
Seuil

Vous lisez ce roman dans une pose confortable, attendant lascivement la suite des événements. Vous êtes en empathie avec le personnage, sinon pourquoi poursuivre, posez-vous la question. Qu’importe le degré du transfert effectué, à ce stade vous guettez l’amorce du dénouement. Vous savez que ce livre est composé de vie, de réel, de fiction. Peut-être cherchez-vous encore à faire le tri, comme si la vérité se trouvait dans les faits, pas dans le ressenti. Peut-être même pensez-vous des choses épouvantables surtout à mon sujet.

— Une femme avec personne dedans
Seuil

Dans sa tête, Aline parla fort. Dans les têtes c’est toujours très facile de parler tellement fort qu’on se dérange soi-même. Je suis une fille à l’hôpital augmenta le volume intérieur d’Aline. Je suis une fille seule toute seule dans une chambre blanche à l’hôpital qui ne sait pas quel quelqu’un c’est, menaçaient d’exploser les décibels internes d’Aline. Un corps sans titre de propriété, voilà ce qu’on lui avait donné à Aline, un corps sans les plans, sans les clefs, comment pouvait-elle, là, à cet instant précis, les veines mains et poignets épuisées perfusions, éviter la sensation d’avoir pénétré en elle-même par effraction. Elle furetait avidement dans chaque pièce, mais rien, jamais rien, pas un indice, non pas une trace, pas le moindre débris ne s’offrait familier. Elle scrutait à s’user pupilles les sols, recoins, plinthes écaillées mais rien, toujours rien. Son cerveau restait net, récuré à outrance. Un dedans plâtres frais aux relents de peinture. J’ai habité ici naguère, pourtant, entendit résonner en son grand vide Aline. J’ai habité ce corps et pensé dans cette tête mais si comme si hier n’avait pas existé.

— Certainement pas, p32
Verticales

Vous êtes des amateurs. Vous méritez tous, absolument tous, d’être licenciés pour faute lourde. Je vous rappelle qu’un personnage de fiction doit servir le récit prioritairement, et non ses intérêts personnels. Surtout lorsque ceux-ci se résument au chouchoutage de son ego. Vous perdez la raison, c’est insensé de voir ça. Vous avez été embauchés pour incarner des archétypes précis. Je vous rappelle encore une fois, puisque ça n’a pas l’air de rentrer, que vous n’êtes pas des comédiens mais des personnages de fiction et que par conséquent vous n’êtes que ce que vous illustrez. Si vous n’étiez pas de sinistres crevures vous ne seriez pas là. Alors excusez-moi, je comprends parfaitement que voir la liste de ses méfaits s’égrener ne soit pas des plus agréables, que se faire accuser, ridiculiser et dénoncer à longueur de pages soit pénible, mais par pitié arrêtez de parler de maltraitance, c’est parfaitement déplacé. De toutes façons vu vos profils vous ne pouviez que finir dans un livre où il vous arriverait des bricoles. Á une exception près personne ne meurt dans d’atroces souffrances ici, on voit bien que vous manquez d’expérience parce que ça arrive bien plus souvent qu’on ne le croit et à des gens très bien. Mais non pas deux, le Docteur Lenoir il était déjà mort avant que ça commence, vous ne suivez rien ou quoi, et ça se dit Cinquième Officier ah c’est du propre, vous l’avez recruté où celui-là, bah voyons pourquoi pas faire intervenir un objet dans le prochain chapitre tant qu’on y est.

— Certainement pas, p332
Verticales

La vie était tranquille et bien réglée. Les habitudes c’est important, pour les gens comme nous, primordial. Je crois que tout a dérapé quelques années après que le premier personnage de fiction ait été élu gouverneur de Californie. À trop faire de passerelles entre le monde réel et son autre côté, ça a créé des failles dans le dispositif.

— La nuit je suis Buffy Summers, p35
Ere

Vous dites : je ne veux pas qu’on vende mon temps de cerveau disponible. Vous êtes e,core perclus de croyances ancestrales ; où prononcer un vœu suffit à l’exaucer. L’évangile de Sain Luc évoque l’armée céleste qui chante louange à Dieu et paix à tous les hommes de bonne volonté. Le paradis y est également promis aux imbéciles, quelle que soit leur motivation

— J'habite dans la télévision, p18
J'ai lu

Je pense que l’eau de mer jour un rôle dans le développement et la croissance des oiseaux morts.

— J'habite dans la télévision, p62
J'ai lu

Le candidat sera un innocent coupable, de la chair à pâtée engagée consentante, la faute péché d’orgueil ou d’obscure crétinerie. Bien sûr, tout le monde le sait, c’est admis, mais tout de même. Je ne comprends pas très bien. Ça touche à autre chose que le quart d’heure wharholien, ils ne cherchent même plus la gloire, ni la reconnaissance, c’est comme si la télé validait quelque chose comme. Juste leur existence.

— J'habite dans la télévision, p116
J'ai lu

Deleuze, Gilles

Journal 1921 « Les métaphores sont l’une des choses qui me font désespérer de la littérature. » Kafka tue désespérément toute métaphore, tout symbolisme, toute signification, non moins que toute désignation. La métamorphose est le contraire de la métaphore. Il n’y a plus ni sens propre ni sens figuré, mais distribution d’états dans l’éventail du mot. La chose et les autres choses ne sont plus que des intensités parcourues par les sons ou les mots déterritorialisés suivant leur ligne de fuite.

— Kafka, pour une littérature mineure, p40
Minuit

Deleuze, Gilles & Guattari, Félix

Peut-être ne peut-on se poser la question Qu’est ce que la philosophie ? que tard, quand vient la vieillesse, et l’heure de parler concrètement.

— Qu'est ce que la philosophie ?, p7
Minuit

Si l’on peut rester platonicien, cartésien, kantien aujourd’hui, c’est parce que l’on est en droit de penser que leurs concepts peuvent être réactivés dans nos problèmes et inspirer ces concepts qu’il faut créer. Et quelle est la meilleure manière de suivre les grands philosophes, répéter ce qu’ils ont dit, ou bien faire ce qu’ils ont fait, c’est-à-dire créer des concepts pour des problèmes qui changent nécessairement.

C’est pourquoi le philosophe a fort peu le goût de discuter. Tout philosophe s’enfuit quand il entend la phrase : on va discuter un peu. Les discussions sont bonnes pour les tables rondes, mais c’est sur une autre table que le philosophe jette ses dés chiffrés. Les discussions, le moins que l’on puisse dire est qu’elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose. Que quelqu’un ait tel avis, et pense ceci plutôt que cela, qu’est ce que ça peut faire à la philosophie, tant que les problèmes en jeu ne sont pas dits ? Et quand ils sont dits, il ne s’agit plus de discuter, mais de créer d’indiscutables concepts pour le problème qu’on s’est assigné. La communication vient toujours trop tôt ou trop tard, et la conversation, toujours en trop, par rapport à créer. On se fait parfois de la philosophie l’idée d’une perpétuelle discussion comme « rationalité communicationnelle » ou comme « conversation démocratique universelle ». Rien n’est moins exact, et, quand un philosophe en critique un autre, c’est à partir de problèmes et sur un plan qui n’étaient pas ceux de l’autre, et qui font fondre les anciens concepts comme on peut fondre un canon pour en tirer de nouvelles armes. On n’est jamais sur le même plan. Critiquer, c’est seulement constater qu’un concept s’évanouit, perd de ses composantes ou en acquiert qui le transforment quand il est plongé dans un nouveau milieu. Mais ceux qui critiquent sans créer, ceux qui se contentent de défendre l’évanoui sans savoir lui donner les forces de revenir à la vie, ceux-là sont la plaie de la philosophie. Ils sont animés par le ressentiment, tous ces discuteurs, ces communicateurs. Ils ne parlent que d’eux-mêmes en faisant s’affronter des généralités creuses. La philosophie a horreur des discussions. Elle a toujours autre chose à faire. Le débat lui est insupportable, non pas parce qu’elle est trop sûre d’elle : au contraire, ce sont ses incertitudes qui l’entraînent dans d’autres voies, plus solitaire. Pourtant Socrate ne faisait-il pas de la philosophie une libre discussion entre amis ? N’est-ce pas le sommet de la sociabilité grecque comme conversation des hommes libres ? En fait, Socrate n’a cessé de rendre toute discussion impossible, aussi bien sous la forme courte d’un agôn des questions et réponses que sous la forme longue d’une rivalité des discours. Il a fait de l’ami l’ami du seul concept, et du concept l’impitoyable monologue qui élimine tour à tour les rivaux.

— Qu'est ce que la philosophie ?, p32
Minuit

DeLillo, Don

Nous tombons sur Muray Jay Siskind au supermarché. Son panier contient des boissons et des nourritures à l’état pur : aucune marque : des paquets blanc avec des étiquettes toutes simples. Il y a une boite blanche sur laquelle est écrit : Pêches en boite, et un paquet de bacon, blanc lui aussi, qui ne possède pas la petite ouverture en plastique habituelle qui permet de voir les tranches. Un bocal de cacahouètes grillées est entourée d’une bande de papier blanc sur laquelle est écrit : Cacahouètes irrégulières. Muray fait un long site de tête à Babette lorsque je le présente.

« Voila la nouvelle austérité, dit-il. Un conditionnement neutre et fade. Ça me plaît. Non seulement je sens que j’économise de l’argent, mais que je renforce une sorte de consensus spirituel. Ça me fait penser à la troisième guerre mondiale. Tout est blanc. Ils emporteront toutes nos couleurs éclatantes et s’en serviront pour l’effort de guerre. »

— Bruit de fond, p33
Actes Sud - Babel

Que les jours puissent continuer d’être sans but, que les saisons suivent leur cours. Et surtout n’obligeons pas les choses à obéir à un plan.

— Bruit de fond, p148
Actes Sud - Babel

Dewerpe, Alain

Cadres et gradés [de la police] sont ainsi amenés à considérer la manifestation comme une pratique politique faiblement légitime, susceptible de mette en cause le jeu normal de la démocratie représentative et, par-desus tout, de menace « l’ordre public », c’est-à-dire l’ordre qui les a choisis, les a formé, les emploie et les rémunère matériellement et symboliquement. La protestation en cortège, la revendication sur la voie publique sont un danger, un désordre, non une liberté. Sansot n’y voit que des « agitateurs » mêlés à « une foule qu’à enivrée le vin épais des haines partisanes ». Il estime que la manifestation est, « pour certains partis politiques et certaines ligues, un entraînement à la guerre civile ». Si « défendre la Paix de la Rue contre ceux qui la veulent systématiquement troubler » est une obsession de la morale civique policière, c’est que tout rassemblement est en lui-même, du fait de son but, en son principe même (avoir un effet politique), une menace. Cette conviction est partagée par les syndicats les plus droitiers comme le SIPM. L’idée selon laquelle ce n’est pas à la rue de faire la politique du pays mène à la conviction, profondément ancrée, qu’il y a des conduites « intolérables », c’est-à-dire qu’il ne faut pas tolérer. Bref, de la manifestation à la sédition, il n’y a dans le sens commun de la professions, qu’un pas, une dérive tenue pour plausible et qui encourage la très profonde méfiance, la peur, le mépris du manifestant si couramment rencontrés dans les textes policiers.

Dans le cas d’une manifestation interdite, la répression est d’autant plus impérative qu'« il y va du prestige de l’autorité » : »Une manifestation interdite (réunion ou défilé) ne peut se dérouler sans porter gravement atteinte au prestige de l’autorité, ce qui encourage les perturbateurs à persévérer et rend la répression plus difficile. » On ne disperse pas seulement parce que la loi a été transgressée, on disperse parce que le contrevenant a défié l’autorité de l’État. Le respect de la loi est en définitive moins importante que la déférence due au pouvoir On n’arrêtera pas pour sanctionner un délinquant, mais on matraquera pour punir un dissident.

Que la légitimité de la manifestation soit faible importe dès lors moins que le fait qu’elle soit marquée d’une radicale incertitude. Fluctuante, versatile, précaire, elles est dangereuse et recèle des risques de violence. La méfiance policière à son encontre est unanime, comme l’indique Schira pour qui « dans le cas d’une manifestation interdite par l’autorité, compter sur l’obéissance spontanée des citoyens ou leur respect de la loi n’est ni sage ni prudent. Et même pour une réunion autorisée et paisible – manifestation sportive par exemple – se fier à sa discipline et à sa sagesse constitue une imprudence ». Les « réunions ou manifestations politiques […] présentent toutes un certain nombre de dangers », mais même les manifestations populaires, patriotiques ou artistiques peuvent comporter des « risques ». Il ne peut ainsi jamais être exclus qu’une manifestation ne tourne pas mal : « J’aurais du mieux écouter, note Melnik, le directeur de la police municipale lorsqu’il m’avait déclaré devant le plan illuminé de Paris sur lequel s’inscrit, dans sa salle de commandement, le ressac des foules “Avant chaque organisation, même interdite, je rencontre ses organisateurs. Chaque fois, nous tombons d’accord sur un point : "Les mouvements de rue, on sait comment ça commence, on ne sait jamais comment ça finit"”. »

— Charonne 8 février 1962, p221
Gallimard - Folio histoire

Davis, Kathy

A journal entry is not about what you read but how you engage with it. This means being as associative as you possibly can. You might want to put the theoretical text aside at this point and just let your thoughts flow onto the paper. For example, you can write about what struck you especially about the theory, what inspired you and what made you angry or disapproving. You do not have to stick to the main points but can pick out small details, interesting examples or odd observations that catch your fancy. Do not worry if your associations seem trivial or irrelevant. This is all about collecting those aspects of the text that—for whatever reason—appealed to you enough to be remembered. It means taking your reactions seriously!

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Dostoïevski, Fédor

Deux semaines s’étaient passées depuis l’épisode de notre récit relaté au chapitre précédent. La situation des personnages de notre récit s’était modifiée dans cet intervalle à un tel point qu’il nous serait extrêmement malaisé d’aller plus loin sans entrer dans des explications particulières. Et cependant nous sentons que notre devoir est de nous borner à un simple exposé des faites et de nous abstenir, autant que possible, de ce genre d’explications. Ceci pour la raison bien simple que nous-même éprouvons dans bien des cas de la peine à tirer les événements au clair.

Pareil avertissement semblera sans doute au lecteur aussi étrange que peu intelligible : comment peut-on raconter des événements sur lesquels on ne se fait ni une idée nette, ni une idée personnelle ? Pour ne pas nos placer dans une position encore plus fausse, nous tâcherons d’éclairer notre pensée par un exemple dans l’espoir de faire comprendre au lecteur bienveillant l’embarras dans lequel nous nous trouvons, avec cet avantage que l’exemple choisi ne constitueras pas une digression, mais au contraire une suite directe et immédiate du récit.

— L'idiot Tome 2, p438
Le Livre de Poche

Dumoulié, Camille

L’art du poète peut se comparer à celui du tireur à l’arc dont toute la justesse est dans la force. Le scandale ou le miracle de la métaphore est que sa réussite ne tient ni dans l’habileté du tir, ni dans la justesse de la visée, mais dans la force du coup. La métaphore est un coup de force. Ou encore un abus de droit. C’est après-coup, devant le succès de la métaphore, qu’on reconnaît au poète sa légitimité. Le furieux est un hors-la-loi, mais dont l’arbitraire s’impose comme une autre loi. Et sur un certain plan, à un certain temps ou un certain point, les deux lois communiquent. Ce temps est celui du kairos, de la grâce de l’événement, de l’occasion. Essentiellement tourné vers l’extérieur, vers l’autre, par un effet propre à la bile noire, le mélancolique, écrit encore J. Pigeaudn est l’homme du kairos.

— Deleuze et les écrivains Littérature et philosophie, p134
Cécile Defaut

Dupont, Sébastien

Une petite minorité de psychanalystes (sans légitimité formelle) influent ainsi sur le destin de l’ensemble des psychanalystes et des nombres praticiens qui se réfèrent à la psychanalyse, et, finalement, sur son image générale. On ne mesure peut-être pas bien l’impact que peut avoir, à long terme, ce problème de représentation et de dévalorisation de la psychanalyse dans l’opinion. Que chaque psychanalyste dispose du droit inaliénable de s’exprimer dans les médias est indiscutable : le problème vient plutôt de ce que leurs interlocuteurs n’ont pas de représentant(s) légitime(s) à interroger parallèlement, pour nuancer ou compléter les opinions individuelles.

— L'autodestruction du mouvement psychanalytique, p63
Le débat – Gallimard

Chaque fois, la radicalité aboutit à « jeter le bébé avec l’eau du bain » et à transformer des innovations psychanalytiques en principes artificiels et délétères. Ce radicalisme s’est si bien répandu dans la psychanalyse française qu’il est devenu un « style », une manière de s’exprimer récurrente. Lacan et les lacaniens ont largement nourri cette tendance, qui ne se limite pas à leur frange. Aujourd’hui encore, nombre de psychanalystes semblent tenu de se montrer péremptoires et « subversifs » dans leurs propos. Or, il n’est en rien nécessaire d’être provocateur pour avancer des idées intéressantes.

Ces dernières décennies, ce radicalisme (théorique et stylistique) s’est peut-être accentué du fait de la marginalisation de la psychanalyse. À mesure qu’ils se sentent incompris, des psychanalystes en viennent à radicaliser leurs position de façon défensives. Ce radicalisme apparait par ailleurs comme une racine – parmi d’autres – du phénomène plus général qu’est le passage de la psychanalyse au « psychanalysme ».

La psychanalyse, comme tout discipline intellectuelle, est exposée au risque d’idéologisation. Ce risque ne provient pas seulement de l’importation d’idéologies extérieures (comme l’individualisme et le droits-de-l’hommisme), que agissent en dehors d’elle, à l’échelle de la société entière. Le mouvement psychanalytique peut aussi nourrir ses propres principes idéologiques et tendre au « psychanalysme ». En effet, la psychanalyse ne fonctionne pas exclusivement comme une science humaine qui recueille des faits psychologiques avec pour seule règle l’objectivité et la scientificité. Elle construit et véhicule aussi une conception pour partie idéologique de l’homme ; schématiquement, elle le voit comme un être névrosé, tributaire d’un inconscient et de complexes fantasmatiques (œdipiens et autres), balloté par des pulsions contradictoires (sexuelles, autoconservatrices, agressives, de vie et de mort), producteur de symptômes ou encore « frustré » par la société (avec laquelle il ne pourraient entretenir qu’un relation contentieuse).

En tant que discipline visant à mieux connaitre l’humaine, la psychanalyse a pour objectif légitime de faire émerger un modèle de compréhension de l’homme à partir d’observations cliniques, de recoupement et de mises à l’épreuve de ses théories. La démarche psychanalytique perd de sa scientificité lorsque cette conception devient un postulat, un axiome, une epistémé. Elle n’est alors plus seulement considérée comme une construction théorique, temporaire et révisable, mais comme une vision idéologique, morale et définitive de l’homme, que je pourrais désigner ici sous le nom d’homo psychanalyticus, en reprenant l’expression proposée par Serge Moscovici.

La psychanalyse ne court-elle pas ainsi le risque d’idéaliser sa conception de l’homme, d’exclure toute autre conception et de nier les dimensions de l’expérience humaine auxquelles elle n’a pas accès par le prisme de la cure analytique ? Le psychanalyste ne risque-t-tip pas alors, dans l’intimité des cures, de ne plus entendre dans le discours de l’analysant que ce qui relève des thèmes canoniques de la théorie psychanalytique (comme le complexe d’Œdipe, le fantasme du meurtre du père ou les sympômes historiques) et d’exclure tout ce qui n’en relève pas ?

Comme tout conception de l’homme, la théorie psychanalytique peut en effet devenir insidieusement une grille de lecture figée, une sorte de dictionnaire des symboles et des comportements humains, un code de traduction et des manifestations psychiques, des symptômes, des rêves ou des dessins. Les psychanalystes s’opposent généralement avec fermeté à une telle dérive ; mais cette tendance peut en affecter certaines sans qu’ils s’en aperçoivent toujours.

La conception psychanalytique de l’homme (son « ontologie », sa « théorie de l’être ») participe aussi de la dimension proprement idéologique de la psychanalyse, qui intervient de manière plus ou moins pregnante selon les auteurs, selon les époques et selon les débats. Elle s’exprime tout particulièrement dans les moments de faiblesse du discours psychanalytique, comme celui auquel nous assistons ces dernières décennies. Plus le mouvement psychanalytique perd de sa vitalité, plus il a tendance à se cramponner à cette part idéologique et rassurante de sa doctrine.

[…]

Ces phénomènes d’idéalisation théorique peuvent aussi avoir des implications d’ordre moral. Ils ouvrent notamment la voie aux commentaires de certains psychanalistes sur l’évolution de la société contemporaine, sur les questions de mœurs ou dans les débats éthiques (relatifs par exemple au PACS, au mariage homosexuel ou à l’homoparentalité).

— L'autodestruction du mouvement psychanalytique, p105
Le débat – Gallimard

Il arrive que des psychanalystes disqualifient l’accueil des groupes naturels de façon péremptoire, en avançant le postulat selon lequel l’individu serait nécessairement aliéné dans son groupe d’appartenance (alors qu’il se révèlerait « authentique », « sujet » lorsqu’il en est extrait). C’est sur la base dee ce postulat que Charlotte Herfray, parmi d’autres, désapprouve les thérapies familiales (dites « systémiques »)[…]. On retrouve dans cette position plusieurs schémas de pensée récurrents dans les discours psychanalytiques : l’antagonisme théorique qui oppose l’individu au groupe, l’association du collectif à l’Institution (écrite avec une majuscule, c’est à dire réifiée), la volonté de « protéger » l’individu de cette Institution et l’idée que l’individu ne peut s’affirmer qu’en dehors de ces groupes d’appartenance. De ces schémas de pensée découle une conception dichotomique du travail psychothérapeutique : soit on favorise l’individu, soit on favorise le groupe auquel il appartient: les deux s’exclueraient l’un l’autre.

— L'autodestruction du mouvement psychanalytique, p176
Le débat – Gallimard

L’une des grandes questions anthropologiques qui se posent aux psychanalystes — comme à tous les « psys » – est celle de leur rôle dans la société, celui qu’ils souhaitent y tenir, mais aussi celui qui leur est attribué. Certains psys, notamment parmi les psychanalystes, peuvent parfois avoir le sentiment qu’ils répondent à des demandes émanant des seuls individus, que leurs interventions relèvent de services contractés entre deux personnes isolées et dont la société serait absente. Cette conception est en partie fondée, mais il est aussi vrai que les psys sont le produit d’une société et d’une époque données. Par son histoire et des soubassements idéologiques, la psychanalyse s’inscrit dans un contexte social et culturel déterminé.

— L'autodestruction du mouvement psychanalytique, p187
Le débat – Gallimard

Emaz, Antoine

V me demande pourquoi, face à une tragédie collective, je ne prends pas la tonalité épique. Je lui réponde que l’épopée implique des héros capables d’affronter le mal et de le vaincre, ou bien d’être écrasés avec grandeur, ce qui est une autre forme d’héroïsme. Je ne vois pas, et durablement pas, de tel héros, face aux forces qui nous aliènent. Le mal n’est pas incarné, c’est une sorte d’ordre au monde, d’emprise, de pente de l’histoire…

Reste un héroïsme humble, disons de terrain, une forme de résistance de fond : refuser le « on s’habitue c’est tout » de Brel, et viser lucidement le « je suis encore vivant » de Caligula.

— Cambouis, p65
Seuil Déplacement

Par contre (cf. Reverdy) je comprends bien l’orgueil ; c’est lui qui nous fait tenir debout, au bout. Mais ce doit être un orgueil pour soi, un orgueil à usage interne contre ce qui nous écrase, non pour écraser l’autre.

— Cambouis, p81
Seuil Déplacement

Titre pour un prochain bouquin : Livre. Mais il faudrait que l’ensemble, couverture comprise, pèse 500 grammes.

— Cambouis, p87
Seuil Déplacement

Face à un poème ancien, mais ce peut être valable pour le moderne, voire le contemporain, l’intérêt historique, littéraire, peut nous apparaître très clairement, alors que l’impact pour soi est nul ou quasi nul, en tous cas moindre que celui du refrain d’une chanson entendue à la radio, chanson dont la stupidité interdit tout archivage littéraire.

Certains poèmes peuvent demeurer intéressants par leur facture alors qu’ils sont devenus parfaitement morts sur un plan émotionnel. L’enseignement a sans doute tord de dépenser autant d’énergie pour faire croire qu’une œuvre littérairement importante ne peut qu’être intéressante sur le plan intérieur et personnel.

Un texte présente toujours des enjeux et des moyens. Il convient donc de travailler dans ces deux directions, mais sous oublier que leur lien n’est pas hors temps. Ce qui suscitait adhésion, admiration, peut parfaitement susciter rejet ou moquerie à quelques années de distances — sans parler de siècles.

— Cambouis, p108
Seuil Déplacement

Je n’invente pas la pluie, non plus, elle tombe.

— Cambouis, p121
Seuil Déplacement

Mesurer les effets, toujours. Ne pas chercher à en faire trop, à s’épater soi-même : un poème carré gris sur fond gris.

Un mot comme « évanescent » bousille facilement trois pages : la précédents, qui t’a amené là, la page que le mot tache, et la suivante, le temps d’oublier le couac. Un poème, c’est une toile d’araignée électrique ; si, à un croisement de fils, un court-circuit se produit, c’est toute la toile qui, hors tension, se met à pendre comme une loque.

— Cambouis, p186
Seuil Déplacement

bêtise
sur bêtise
nasse de pensée

on est trop court
dans l’histoire

— K.-O., p11
Inventaire/Invention

dans l’acier et la cendre
pas de sang
rien d’écrit dans la ruine à voir
rien c’est simple on repart
dans le même sens bien mal
l’un l’autre
on change seul le décor

— K.-O., p12
Inventaire/Invention

À force, le mur ne surprend plus
On se dit qu’il fallait bien s’attendre à quelque chose comme ça

— Caisse claire, p9
Seuil Poésie

Eschyle

Que le Zeus de l’accueil jette un regard de grâce
sur notre troupe qui navigue
depuis le sable fin des bouches niliaques.
Nous avons quitté une terre de Zeus
voisine de la Syrie et nous fuyons,
non que nous ayons versé le sang
ni qu’aucune sentence d’État nous condamne,
mais nous repoussons, par horreur de l’inceste,
le mariage des fils d’Égyptos,
cette démence impie.
Danaos, notre père et notre conseil
qui conduit notre exode, a supputé les souffrances
et choisi celle au moins glorieuse
de follement fuir par les houles marines
jusqu’à cette terre d’Argos
où, d’une vache qu’excitait un taon,
notre race naquit avec honneur
par l’effleurement et le souffle de Zeus.
En quel pays plus propice
pouvions-nous aborder avec cette arme des suppliants,
ces rameaux entourés de laine ?
Que la vielle, la terre et ses claires eaux,
que les dieux d’en haut et le pesants vengeurs
qui habitent les tombes dans la terre
et que surtout Zeus Sauveur, le gardien des demeures de justes,
accueille notre suppliante troupe féminine
dans la loyauté de ce pays ?
Mais les mâles insolents,
le compact essaim de la race d’Égyptos,
avant qu’ils prennent pieds sur cette terre limoneuse
rejetez-les à la mer.
Qu’alors, dans les cinglantes rafales de la tempête,
dans le tonnerre, l’éclair, et les vents lourds d’averses,
ils se heurtent aux farouches vagues bindissantes
et qu’ils périssent avant d’être jamais montés
prendre de force leurs cousines
sur des couches interdites.

— Les suppliantes, Tragiques grecs, p129
Pléiade

Espitallier, Jean-Michel

Trois soldats ont été tués mardi par l’explosion d’un engin explosif improvisé au passage de leur patrouille, dans le sud-ouest de la ville, a annoncé le commandement. Un endroit où nous passons quasiment tous les jours. On ne se fait jamais tout à fait à ce genre de choses.

— Army, p49
Al Dante

Foucault, Michel

Jusqu’à la fin du XVIIè siècle, écrire signifiait écrire pour quelqu’un, écrire quelque chose pour apprendre aux autres, pour les divertir ou pour être assimilé. Écrire n’était que le soutien d’une parole qui avait pour but de circuler à l’intérieur d’un groupe social. Or aujourd’hui, l’écriture s’oriente dans une autre direction. Bien sûr, les écrivains écrivent pour vivre et pour obtenir un succès public. Sur le plan psychologique, l’entreprise de l’écriture n’a pas changé par rapport à autrefois. Le problème est de savoir dans quelle direction se tournent les fils qui tissent l’écriture. Sur ce point, l’écriture postérieure au XIXè siècle existe manifestement pour elle-même et, si nécessaire, elle existerait indépendamment de toute consommation, de toute lecteur, de tout plaisir et de toute utilité. Or cette activité verticale et presque intransmissible de l’écriture ressemble en partie à la folie. La folie, c’est en quelque sorte un langage qui se tient à la verticale, et qui n’est plus la parole transmissible, ayant perdu toute valeur et ne soit désirée par personne, soit qu’on hésite à s’en servir comme d’une monnaie, comme si une valeur excessive lui avait été attribuée. Mais, en fin de compte, les deux extrêmes se rejoignent. Cette écriture non circulatoire, cette écriture qui se tient debout, c’est justement un équivalent de la folie. Il est normal que les écrivains trouvent leur double dans le fou ou dans un fantôme. Derrière tout écrivain se tapit l’ombre du fou qui le soutient, le domine et le recouvre. On pourrait dire que, au moment où l’écrivain écrit, ce qu’il raconte, ce qu’il produit dans l’acte même d’écrire n’est sans doute rien d’autre que la folie. Ce risque qu’un sujet écrivant soit emporté par la folie, que ce double qu’est le fou d’appesantisse, c’est justement là, selon moi, la caractéristique de l’acte d’écriture.

— Folie, littérature, société, Entretien avec T. Shimizu et M. Watanabe, Bungei n°12, décembre 1970, (Dits et Ecrits t.1)
Quarto

— Qu’est ce qui vous à poussé à vous retrancher derrière l’anonymat ? Un certain usage publicitaire que les philosophes, aujourd’hui, font ou laissent faire de leur nom ?

— Cela ne me choque pas du tout. J’ai vu dans les couloirs de mon lycée des grands hommes de plâtre. Et maintenant je vois au bas de la première page des journaux la photographie du penseur. Je ne sais si l’esthétique s’est améliorée. La rationalité économique, elle, sûrement.

— Le philosphe masqué, Dits et écrits t. II, p925
Quarto

La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes de pouvoir. Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tous cas, dans la nôtre, peut se donner, s’est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l’origine de ses effets, dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l’odieux, l’infâme ou le ridicule. Après tout, cette mécanique grotesque du pouvoir, ou ce rouage du grotesque dans la mécanique du pouvoir, est fort ancien dans les structures, dans le fonctionnement ancien de nos sociétés. Vous en avez des exemples éclatants dans l’histoire romaine, essentiellement dans l’histoire de l’Empire romain, où ce fut précisément une manière, sinon exactement de gouverner, du moins de dominer, que cette disqualification quasi-théatrale du point d’origine, du point d’accrochage de tous les effets du pouvoir dans la personne de l’empereur ; cette disqualification qui fait de celui qui en est le détenteur de la majestas, de ce plus de pouvoir par rapport à tout pouvoir quel qu’il soit, est en même temps, dans sa personne, dans son personnage, dans sa réalité physique, dans son costume, dans son geste, dans son corps, dans sa sexualité, dans sa manière d’être, un personnage infâme, grotesque, ridicule. De Néron à Héliogabale, le fonctionnement, le rouage du pouvoir grotesque, de la souveraineté infâme, à été perpétuellement en œuvre dans le fonctionnement de l’Empire romain.

Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire. Mais vous savez aussi que le grotesque, c’est un procédé inhérent à la bureaucratie appliquée. Que la machine administrative, avec ses effets de pouvoir incontournables, passe par le fonctionnaire médiocre, nul, imbécile, pelliculaire, ridicule, râpé, pauvre, impuissant, tout ça a été l’un des traits essentiels des grandes bureaucraties occidentales, depuis le XIXe siècle. Le grotesque administratif n’a pas été simplement l’espèce de perception visionnaire de l’administration qu’ont pu avoir Balzac, Dostoïevski, Courteline ou Kafka. Le grotesque administratif, c’est en effet une possibilité que s’est réellement donné la bureaucratie. « Ubu rond de cuir » appartient au fonctionnement de l’administration moderne, comme il appartenait au fonctionnement du pouvoir impérial à Rome d’être entre les mains d’un histrion fou. Et ce que je dis de l’Empire romain, ce que je dis de la bureaucratie moderne, on pourrait le dire de bien d’autres formes mécaniques de pouvoir, dans le nazisme ou dans le fascisme. Le grotesque de quelqu’un comme Mussolini était absolument inscrit dans la mécanique du pouvoir. Le pouvoir se donnait cette image d’être issu de quelqu’un qui était théâtralement déguisé, dessiné comme un clown, comme un pitre.

Il me semble qu’il y a là, depuis la souveraineté infâme jusqu’à l’autorité ridicule, tous les degrés de ce que l’on pourrait appeler l’indignité du pouvoir. Vous savez que les ethnologues – je pense en particulier aux très belles analyses que Clastres vient de publier – ont bien repéré ce phénomène par lequel celui à qui ont donne un pouvoir est en même temps, à travers un certain nombre de rites et de cérémonies, ridiculisé ou rendu abject, ou montré sous un jour défavorable. S’agit-il, dans les sociétés archaïques ou primitives, d’un rituel pour limiter les effets du pouvoir ? Peut-être. Mais je dirais que, si ce sont bien des rituels que l’on retrouve dans nos sociétés, ils ont une toute autre fonctione. En montrant explicitement le pouvoir comme abject, infâme, ubuesque ou simplement ridicule, il ne s’agit pas, je crois, d’en limiter les effets et de découronner magiquement celui auquel on donne. Il me semble qu’il s’agit, au contraire, de manifester de manière éclatante l’incontournabilité, l’inévitabilité du pouvoir, qui peut précisément fonctionner dans toute sa rigueur et à la pointe extrême de la rationalité violente, même lorsqu’il est entre les mains de quelqu’un qui se trouve effectivement disqualifié.

— Les anormaux, p12
Gallimard / Le seuil

Pour dire les choses d’une façon un peu plus simple, je dirai que la psychiatrie, quand elle se constituait comme médecine de l’aliénation, psychiatrisait une folie qui, peut-être, n’était pas une maladie, mais qu’elle était bien obligée, pour être effectivement une médecine, de considérer et de faire valoir son propre discours comme une maladie. Elle n’a pu établir son rapport de pouvoir sir les fou qu’en instituant un rapport d’objet qui était un rapport d’objet de médecine à maladie : Tu seras maladie pour un savoir qui m’autorisera alors à fonctionner comme un pouvoir médical. Voilà, en gros, ce que disait la psychiatrie au début du XIXe siècle. Mais, à partir du début du XIXe siècle, on a un rapport de pouvoir qui ne tient (et qui ne tient encore aujourd’hui) que dans la mesure où c’est un pouvoir médicalement qualifié, mais un pouvoir médicalement qualifié qui soumet à son contrôle un domaine d’objets qui sont définis comme n’étant pas des processus pathologiques. Dépathologisation de l’objet : cela a été la condition pour que le pouvoir, cependant médical, de la psychiatrie puisse ainsi se généraliser. Alors se pose le problème : comment peut fonctionner un disposition technologique, un savoir-pouvoir tel, que le savoir y dépathologise d’entrée de jeu un domaine d’objets qu’il offre cependant à un pouvoir qui, lui, ne peut exister que comme pouvoir médical ? Pouvoir médical sur du non-pathologique : c’est là, je crois, que le problème central — mais vous me direz, peut-être, évident – de la psychiatrie.

— Les anormaux, p292
Gallimard / Le seuil

Fresán , Rodrigo

« J’ai toujours été fasciné par cette passion touristique qu’ont les monstres géants. D’une façon ou d’une autre, dès qu’ils arrivent dans une ville, ils vont directement détruire les monuments historiques, à croire qu’ils viennent de potasser un guide, tu ne trouves pas ? Le monstre comme entité touristiquement apocalyptiforme. »

— Mantra, p85
Les éditions passage du Nord-Ouest

« Comme le codex Borgia, par exemple, le codex Chansons Tristes est un document au contenu éminemment cosmologique et calendaire. La qualité de sa facture et sa tendance évidente à respecter les conventions plastiques préhispaniques en font une œuvre relevant indiscutablement de cette époque. On suppose que le codex Chansons Tristes devait figurer parmi les pièces d’un trésor, dans un temple ou peut-être chez un prêtre. Le codex Chansons Tristes a été réalisé sous forme de bandes en peau de cerf ensuite enduites de stuc et pliées en accordéon. Constitué de soixante-dix-sept planches, il est l’un des plus grands codex incluant un tona-lámtl, ou calendrier divinatoire de deux cent soixante jours, qui décrit les activités des déités diurnes et nocturnes et les liens qui les unissaient. Il s’agit d’un des codex les plus complexes qui soient, dont on ne parvient aujourd’hui à déchiffrer que certaines parties du récit. La « lecture » du document s’effectue en zigzag. Une série de lignes rouges permet de passer dans le bon ordre d’un dessin à l’autre, comme pour parcourir une bande dessinée. Le codex Chansons Tristes relate une histoire plus compliquée et plus sombre que celle des autres codex. Sa structure est spasmodique et fragmentée. Dans la partie supérieure droite, on voit un homme assit devant une sorte de cube en verre lumineux auquel il semble relié par un panache de plumes de quetzal. L’homme apparaît ensuite comme s’il évoquait des souvenirs. Il traverse les eaux profondes d’un océan pour combattre et terrasser un géant au visage masqué. Le vainqueur sacrifie son rival, lui prend son masque, puis il est réduit en pièces par une foule en colère tandis qu’un nouvel homme masqué, visiblement tout puissant, descend du ciel pour anéantir le monde en lui infligeant un tremblement de terre qui dure plusieurs siècles. »

— Mantra, p203
Les éditions passage du Nord-Ouest

Garcia, Rodrigo

J’ai connu des femmes qui m’ont dit :
« Toi et moi nous nous sommes rencontrés
Ça n’arrive pas souvent »
Je n’en croyais pas mes oreilles
Je pensais : bien sûr que nous nous sommes rencontrés
Nous sommes entrés en collision !
Où est-ce qu’il était encore, le
garde-barrière !

— After sun suivi de Ce qu'il ya de bien avec les animaux c'est qu'ils t'aiment sans poser de question
Les Solitaires Intempestifs

A force de lire Télérama et Le monde des livres
je suis à bout de forces :
incapable de frapper mon chien sans rancune

— After sun suivi de Ce qu'il ya de bien avec les animaux c'est qu'ils t'aiment sans poser de question
Les Solitaires Intempestifs

Garnier, Philippe

J’oubliais souvent mon père au jardin municipal. Des semaines entières, assis sur un banc face aux toboggans et aux balançoires, il attendait, sans trop désespérer, que je vienne le récupérer. J’avais entre cinq et sept ans et l’esprit facilement occupé ailleurs. Il fallait donc que quelque chose, une association d’idées, me rappelle l’existence de mon père. Une miette de pain, un journal déchiré. Pourquoi une miette de pain, pourquoi un journal déchiré ? Je ne sais plus. Parfois la présence d’un membre de la famille suffisait à provoquer le déclic. Et aussi la présence de ma mère. Car il arrivait que la présence de ma mère me rappelle l’existence de mon père.

Alors, pris de panique, je me ruais vers le jardin, parfois au milieu de la nuit. Et là, je trouvais une petite chose ratatinée qui attendait mon retour dans un demi-sommeil. Mon père avait une capacité de survie extraordinaire. Il n’attirait pas l’attention. Personne n’aurait eu l’idée de lui demander ce qu’il faisait là, et pourquoi il restait sur son banc après la fermeture des grilles. Il bénéficiait d’une sorte d’immunité qui lui aurait permis, par exemple, de passer la nuit dans un musée ou une banque. Mais il n’en avais jamais tiré parti.

Me voyant apparaître, mon père se levait et nous rentrions à la maison sans prononcer un mot. Jamais un reproche de sa part. Pas même une tentative d’explication. Ce n’est que plus tard, par des allusions et des sous-entendus, que je compris qu’un fossé se creusait entre nous. Car bien qu’il me fût toujours difficile de me souvenir de mon père, je partais à sa recherche aussitôt que son existence me revenait à l’esprit. Lui, au contraire, ne cessait jamais de penser à moi, son fils, dont il attendait le retour, mais en souhaitant confusément que ce retour ne se produise jamais.

— Mon père s'est perdu au fond du couloir, p9
Melville éditeur

Gaulejac, Vincent de

Une discipline scientifique se définit avant tout par son objet : la nature pour la physique, le vivant pour la biologie, la société pour la sociologie, les comportements humains pour la psychologie… En se définissant par rapport à un but pratique, faire fonctionner l’entreprise, la gestion passe à côté de son objet. Elle se décompose alors en domaines spécialisés comme la gestion stratégique, la gestion de production, la gestion commerciale, la gestion comptable, la gestion financière, la gestion marketing, la gestion du personnel et des ressources humaines, etc. Autant de savoirs pratiques qui ont pour fonction de modeler des comportements, d’orienter des processus de décision, de mettre en place des procédures et des normes de fonctionnement. Il y a là une construction d’un système d’interprétation du monde social « qui implique un ordre de valeurs et une conception de l’action », c’est à dire une idéologie au sens défini par Raymond Aron.

Désigner ici le caractère idéologique de la gestion, c’est montrer que derrière les outils, les procédures, les dispositifs d’informations et de communication, sont à l’œuvre une certaine vision du monde et un système de croyances. L’idéologie est un système de pensée qui se présente comme rationnel alors qu’il entretient une illusion et dissimule un projet de domination ; illusion de la toute-puissance, de la maîtrise absolue, de la neutralité des techniques. et de la modélisation des conduites humaines ; domination d’un système économique qui légitime le profit comme finalité. Ce projet apparaît clairement à travers les enjeux de pouvoir dont sont l’objet la formation et la recherche en management. À l’heure de la globalisation, elles sont de plus en plus dominées par un modèle américain qui impose ses normes au monde entier.

— La société malade de la gestion, p46
Seuil

La brochure EFQM affirme : « C’est notre volonté d’excellence et de transparence [qui donne] tout son sens à notre mission. » On a le sentiment d’entendre un discours martial des « patriotes de la qualité » qui veulent emporter la conviction pour produire l’adhésion. Loin d’aider à comprendre la réalité de l’entreprise, il s’agit de canaliser les énergies sur une procédure censée donner du sens. Pourtant, les mots utilisés ne permettent ni de rendre compte de la qualité de l’activité concrète, ni de produire des significations sur le sens de l’action, ni de comprendre la réalité du monde de l’entreprise. On est dans l’insignifiance. Un discours insignifiant est un discours qui se ferme continuellement sur lui-même, chaque terme pouvant être remplacé par un autre dans un système de bouclage permanent.

La brochure EFQM a des prétention scientifiques. Elle se présente comme un « Modèle », au sens théorique du terme : cadre de pensée et méthode pour comprendre la réalité de l’entreprise telle qu’elle est. La démarche se veut objective, neutre et rigoureuse. Elle présente neuf « concepts clés » déclinés en critères et en indicateurs. Elle décrit différentes étapes, selon les canon des protocoles scientifiques du modèle expérimental. L’apparente rigueur de ce « modèle déposé » dissimula mal l’insignifiance des concepts qui, loin de contenir le réel, sont utilisés pour construire une représentation partielle et floue de l’entreprise, très éloignée de son fonctionnement concret.

Les termes utilisés semblent marqués par l’évidence alors qu’ils sont porteurs de significations multiples et contradictoires. Ils donne une représentation positiviste de l’organisation qui érode les contradictions, les conflits et la complexité. Ils se présentent comme « objectifs » et neutres en englobant dans une construction abstraite les oppositions d’intérêts, les différences de point de vue sur les finalités, les différences entre le prescrit et le réel. Il ne s’agit donc pas d’un discours construit à partir d’hypothèses qui sont mises en discussion, de méthodes qui permettent de valider ou d’invalider les formulations proposées, mais d’un discours opératoire dont l’objectif et d’améliorer les résultats financiers.

— La société malade de la gestion, p66
Seuil

Cet outil de mesure est une expression caricaturale de l’illusion qui consiste à croire que la réalité peut être comprise et maîtrisée à condition de pouvoir la mesurer. Pour ce faire, in découpe cette réalité en particules que l’on voudrait élémentaires, auxquelles on affecte un coefficient. Une fois le découpage et le chiffrage effectué, tous les calculs sont possibles. On peut résoudre des équations, établir des statistiques, effectuer des comparaisons. On croit ainsi construire une représentation objective des phénomènes.

— La société malade de la gestion, p71
Seuil

Vous écrivez dans votre livre que "l’outil le plus subtil du pouvoir managérial, c’est le paradoxe". Qu’est ce que cela veut dire ?

Ce pouvoir met les individus dans des paradoxes permanents. Les chercheurs de l’école de Palo Alto expliquent que les paradoxes rendent fou. Pour se défendre d’injonctions paradoxales quotidiennes dans lesquelles ils se trouvent, les managers se mobilisent en permanence pour essayer de ne pas devenir fous. Ils en oublient le système dans lequel ils sont. Dans les entreprises, les agents ne cessent de se plaindre d’être soumis à des injonctions contradictoires. Par exemple : "Vous devez être tournés vers l’extérieur", et on vous reproche de n’être jamais là quand on a besoin de vous.[…​]

Au fond il faut travailler dans la contradiction…​

Oui, la contradiction est au coeur de ce fonctionnement. Bien sûr il y a des contradictions "normales". Il n’y a pas besoin d’être marxiste pour s’apercevoir que, dans toute entreprise, il y une contradiction entre le capital et le travail, qu’il y a une contradiction entre le meilleur service au client et l’amélioration de la condition de travail, qu’il y a contradiction entre entre le respect de l’environnement et le meilleur bénéfice possible pour les actionnaires. Toutes ces contradictions font partie de l’entreprise. Cela devient paradoxal à partir du moment où l’entreprise n’est plus en extériorité par rapport aux individus mais en intériorité. Ils vivent ces contradictions à l’intérieur d’eux-mêmes : cela se transforme en paradoxe. […​] Cette transformation des contradictions en injonctions paradoxales explique deux phénomènes majeurs : l’exclusion de ceux qui n’arrivent plus à répondre à cette exigence de performance permanente ; l’épuisement professionnel, le stress, le sentiment de harcèlement dans lequel sont les salariés aujourd’hui dans l’entreprise.

— Management et idéologie managériale, EMPAN n°61, p35
Editions Érès

Gellé, Albane

elle
a fait tomber quelqu’un d’un arbre
ce n’est pas la première fois. Après
tout que font-ils dans les arbres

— Je tu nous aime, p53
Cheyne éditeur

le chant des bêtes les cris des hommes sous un bout de ciel rose que les nuages ont épargné ce soir une cigarette a suffi à me faire marcher de travers dehors je songe au verbe suffire je me demande s’il finira par s’user si je l’utilise trop je me demande si tout s’use et quelle force il faut déployer pour aller contre et si c’est à cause de ça que les hommes crient

— L'air libre, p9
Le dé bleu

_je me tais, parce que quelqu’un parle fort
il n’y a plus de place

— L'air libre, p33
Le dé bleu

écrire écrire comme s’il ne restait plus rien d’autre et pourtant on n’est pas dupe

— L'air libre, p42
Le dé bleu

je me tais par habitude

— L'air libre, p53
Le dé bleu

Gibson, William

En quoi est-ce différent de la réalité virtuelle ? Vous vous souvenez, à l’époque on disait que ça allait changer la vie de tout le monde.

— Code Source, p95
Au Diable Vauvert

Mais l’autre aspect du Libre Esprit qui le fascinait, et cela s’appliquait à tout le texte, était la façon dont ces hérésies débutaient, généralement autour de l’équivalent médiéval de nos SDF occupés à marmonner sur un coin de trottoir. La religion organisée, à cette époque, pouvait se résumer à un rapport signal/bruit : un univers à une seule chaîne, à la fois médium et message. En Europe, cette chaîne, chrétienne, émettait depuis Rome, mais rien ne pouvait être diffusé plus vite qu’un homme à cheval. Il y avait une hiérarchie en place, et une méthodologie très organisée de dissémination vers le bas, mais le temps de latence imposé par cette non-technologie donnait un rendement désastreux : les parasites de l’hérésie menaçaient constamment de noyer le signal.

— Code Source, p163
Au Diable Vauvert

Une petite société (en terme de personnel permanent), installée à l’international. plus postgéographique que multinationale. Cetet agence s’est dès le début vendue comme une forme de vie rapide et efficace dans une éclogie publicitaire de mastotondes herbivores. Ou comme une forme de vie à base de carbone entièrement née du fonr lisse et ironique de son fondateur, Hubertus Bigend ? Un Tom Cruise belge nourri de sang de vierge et de truffes en chocolat.

— Identification des schémas, p16
Le livre de poche

Not a city, the curators had insisted, but an incremental sculpture. More properly a ritual object. Grayly translucent, slightly yellowed,

— The peripheral
Penguin

Glass, William H.

Bien sûr que je me sentis stupide - rentrer en force dans une chaudière abandonnée comme si c’était un coffre-fort. Je n’avais pas fois en ce que je faisais. Il n’y avait ni or ni raison ? Je refusais de voir l’absurdité de la situation,. Je volais d’un caprice à l’autre telle une abeille. Je me disais que j’allais démonter la chose et l’emporter, morceau par morceau, hors de la maison. Je me disais que j’allais également enlever le chauffe-eau, d’une manière ou d’une autre. Mais je n’étais qu’un gros bonhomme mélancolique avec un pieds de biche – un Pécuchet.

— Le Tunnel, p174
Le cherche midi

Graeber, David

Tandis que tout évolue dans ce sens, les sociologues persistent à soutenir que, dans le maintien des structures de contrôle social, le recours direct à la force a de moins ne moins d’importance. Plus ils lisent dans le journal que les étudiants ont été « tasérisés » pour un usage illicite de la bibliothèque, ou que des professeurs de littérature anglaise ont été incarcérés et inculpé pour délit grave parce qu’on les a vu traverser en dehors des clous sur le campus, plus ils affirment avec force et sur le ton du défi : les pouvoirs symboliques subtils qu’analysent les professeurs de littérature anglaise sont vraiment les plus importants. Cela commence à ressembler à un refus désespérer de reconnaître que les mécanismes du pouvoir peuvent réellement être aussi grossiers et simplistes que le prouve la vie quotidienne.

— Bureaucratie, p43
Les liens qui libèrent

Si le mouvement altermondialiste nous a appris quelque chose, c’est que la politique est bien, en dernière analyse, une question de valeurs. Et que ceux qui instaurent de vastes systèmes bureaucratiques n’avoueront pratiquement jamais leurs valeurs réelles. C’est aussi vrai aujourd’hui que du temps de Carnegie. En général, ils soutiennent énergiquement — comme les barons voleurs de la fin du XIXè siècle — qu’ils agissent au nom de l’efficacité, ou de la « rationalité ». Mais ce langage est toujours délibérément flou, voire dénué de sens. Le mot « rationalité » est ici un parfait exemple. Qu’est ce qu’un esprit « rationnel » ? Quelqu’un qui est capable d’établir les relations logiques de base et d’évaluer la réalité sans s’illusionner. Autrement dit, quelqu’un qui n’est pas fou. Quiconque prétend fonder sa politique sur la rationalité — et c’est aussi vrai à gauche qu’à droite — affirme ainsi que tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui pourraient être fous. C’est peut-être la position la plus arrogante qu’on pousse adopter. Ou alors il entend « rationalité » comme synonyme d' « efficacité technique ». Dans ce cas, ils se concentrer sur sa façon de faire parce qu’il ne veut pas parler de ce qu’il veut faire à la fin. L’économie néoclassique est tristement célèbre pour ce genre de manœuvre. Quand un économiste tente de prouver qu’il est « irrationnel » de voter aux élections nationales (puisque l’énergie dépensée est supérieure au bénéfice probable pour l’électeur individuel), il utilise le terme pour ne pas avoir à préciser : « irrationnel pour des acteurs aux yeux desquels la participation civique, les idéaux politiques ou le bien commun ne sont pas des valeurs en soi, mais qui ne perçoivent les affaires publiques que dans l’optique de l’avantage personnel ». Il n’y a aucune raison de penser qu’on ne peut pas calculer rationnellement la meilleur façon de faire avancer ses idéaux politiques par le vote. Mais, si l’on admet les postulats des économistes, quiconque agirait ainsi pourrait tout aussi bien avoir perdu l’esprit.

Autrement dit, lorsqu’on se réclame de l’efficacité rationnelle, on n’a pas à se demander à quoi sert vraiment l’efficacité : donc à évoquer les butes, en fin de compte irrationnels, que sont censés être les objectifs ultimes du comportement humain. On a ici un autre espace où marchés et bureaucraties parlent en dernière analyse le même langage : ils disent agir essentiellement au nom de la liberté individuelle et de l’auto-épanouissement de chacun par la consommation. Même des partisans du vieil État bureaucratique prussien du XIXè siècle, comme Hegel ou Goethe, justifiaient ses mesures autoritaires en faisant valoir qu’elles permettaient au citoyen de jouir en toute quiétude de ses propriétés : chez lui, il était libre de faire tout ce qui lui plaisait — il pouvait s’adonner à des activités artistiques, à la religion, à une passion amoureuse ou à la spéculation philosophique, ou simplement choisir lui-même la bière qu’il désirait boire, la musique qu’il voulait entendre, ou la tenue qu’il souhaitait porter. Quand il est apparu aux États-Unis, le capitalisme bureaucratique s’est justifié en s’appuyant sur le même raisonnement, sur des bases consuméristes. Il était acceptable d’exiger des ouvriers qu’ils abandonnent tout contrôle sur leurs conditions de travail si on leur assurait ainsi des produits plus diversifiés et meilleurs marchés, qu’ils pourraient utiliser chez eux. On a toujours postulé l’existence d’une synergie entre organisation impersonnelle, régie par des règles — que ce soit dans la sphère publique ou dans celle de la production—, et liberté d’expression absolue au club, au café, à la cuisine ou dans les orties en famille. (Au début, cette liberté était évidemment limitée aux hommes chefs de famille : avec le temps, elle a été étendue à tous, du moins en principe.)

C’est ce que deux cents ans de domination des organisations bureaucratiques nous ont légués de plus profond : cette division intuitive entre moyens techniques rationnels et finalités ultimes irrationnelles nous paraît être une idée sensés. C’est vrai au niveau d’un pays : les hauts fonctionnaires se font fort de trouver les moyens les plus efficaces de concrétiser tout destin national que pourra rêver leur gouvernement — que ce soit le maintien de l’éclat culture, la conquête impérialiste, l’instauration d’un ordre social authentiquement égalitaire ou l’application littérale de la loi biblique. C’est vrai aussi au niveau de l’individu : il va de soi pour nous que chacun, sur le marché, vide uniquement à effectuer le calcul le plus efficace pour s’enrichie, mais qu’une fois qu’il aura l’argent, nul ne peut dire ce qu’il décider d’en faire — acheter un manoir, une voiture de sport, lancer une enquête personnelle sur les disparitions liées aux OVNI, ou simplement se montrer d’une extrême générosité avec ses enfant. Nous avons du mal à nous souvenir que, dans la plupart des sociétés humaines qui ont existé au cours de l’histoire, cette dichotomie qui nous paraît si évidente n’aurait eu absolument aucun sens. À tout époque et en tout lieu ou presque, la façon d’agir de quelqu’un est la plus haute expression de ce qu’il est. Mais il apparaît aussi que, dès l’instant où l’on divise le monde en deux sphères de ce genre — celle de la pure compétence technique er celle, séparée, des valeurs ultimes —, chacune va inévitablement tenter d’envahir l’autre. Certaine diront : la rationalité et l’efficacité sont des valeurs en soi ,elles sont même les valeurs ultimes, donc nous devons créer une société « rationnelle » (quoi qu’on puisse entendre par là). D’autres clameront que la vie, ce doit être l’art, ou la religion. Mais tous les mouvements de ce type ont pour précise le clivage qu’ils font profession d’effacer.

Donc, que l’on cherche à réorganiser le monde sur la base de l’efficacité bureaucratique ou de la rationalité de marché, cela n’a guère d’importance pour le résultat global : tous les postulats fondamentaux restent les mêmes. C’est pourquoi il est si facile de faire l’aller-retour entre les deux, à l’instar de ces dirigeants post-soviétiques qui ont allègrement abandonné l’idéologue de la maitrise totale de l’État sur l’économie pour adopter celle de la marchandisation totale — et ce faisant, en vertu de la loi d’airain, ont accru considérablement le nombre de bureaucrates dans leur pays. Et c’est aussi pourquoi les deux approches peuvent fusionner au sein d’un tout presque uniforme, comme à l’ère de la bureaucratisation totale où nous vivons.

— Bureaucratie, p49
Les liens qui libèrent

Après tout, c’est ce pas ce qu’on nous dit toujours des utopistes, qu’ils ont une fois naïve dans la perfectibilité de la nature humaine et refusent de traiter avec les humains tels qu’ils sont ? Et que cela les conduit à fixer des normes impossibles, puis à reprocher aux gens d’être incapables d' s’y conformer dans leur vie ? Or, c’est ce que font toutes les bureaucraties. Elles posent des impératifs en jurant qu’ils sont raisonnables : puis elles découvrent qu’ils ne le sont pas (puisqu’un grand nombre de gens seront toujours incapable de se conduire comme elles l’attendent) ; elles concluent alors que ce ne sont pas les impératifs qui posent un problème, mais l’insuffisance individuelle de chaque être humain, qui n’arrive pas à se hausser à leur niveau.

— Bureaucratie, p61
Les liens qui libèrent

Pensons, par exemple, à la prédominance extraordinaire dans les sciences sociales de l’après-guerre, de deux théoriciens d’Europe continentale : le sociologue allemand Max Weber dans les années 1950 et 1960 et, depuis, l’historien et philosophe français Michel Foucault. L’un et l’autre ont atteint aux États-Unis une sorte d’hégémonie intellectuelle qu’ils n’ont jamais pu s’assurer dans leur propre pays. Qu’est ce qui a fait leur attrait aux yeux des universitaires américains ? Incontestablement, leur popularité a été très liée à la possibilité d’adopter facilement chacun d’eux comme une sorte d’anti-Marx, de faire valoir leurs théories (en général grossièrement simplifiées à pour soutenir que le pouvoir n’est pas simplement, ou principalement, une question de la maîtrise de la production, qu’ils est plutôt une caractéristique omniprésente, multiforme et inévitable à toute vie sociale.

Mais je pense aussi que, s’ils ont tant séduit, c’est en grande partie par leur attitude à l’égard de la bureaucratie. De fait, on a parfois l’impression qu’ils ont été les deux seules êtres humains intelligents dans l’histoire du XXè siècle à croire sincèrement que la puissance de la bureaucratie vient de son efficacité ? Autrement dit, que la bureaucratie, ça marche. Weber voyait dans les formes d’organisation bureaucratiques la représentation même de la raison dans les activités humaines : ces formes étaient si manifestement supérieurs à toutes les autres qu’elles menaçaient de tout absorber, et d’enfermer ainsi l’humanité dans une « cage d’acier » sans joie, dénuée de toute spiritualité, de tout charisme. Foucault était le plus subversif, mais sa vision subversive conférait à la puissance bureaucratique encore plus d’efficacité, et non moins. Dans ses travaux sur les asiles, les hôpitaux, les prisons et les reste, tous les aspects de la vie humaine, absolument tous — la santé, la sexualité, le travail, la morale, nos conceptions même de la vérité —, n’étaient plus rien en eux-mêmes et par eux-mêmes : ils devenaient de simples produit de telle ou telle forme de discours professionnel ou administratif. Avec des concepts comme la gouvernementalité ou le biopouvoir, Foucault soutenait que les bureaucraties d’État finissaient par modeler les paramètres de la vie humaine sur des modes bien plus intimes que tout ce que Weber aurait imaginé. Pour Foucault, toutes les formes de savoir devenaient des formes de pouvoir, modelant les esprits et les corps par des moyens en grande partie administratifs.

Un soupçon est difficile à écarter : Weber et Foucault ont largement dû leur popularité à la mutation croissante, pendant cette période, du système universitaire américain en institution vouée à produire des fonctionnaires pour un appareil administratif impérial opérant à l’échelon du monde. Au lendemain immédiat de la Seconde Guerre mondiale, quand les États-Unis ont commencé à établit leur administration planétaire, tout cela était souvent assez explicite. Des sociologues comme Talcott Parsons et Edxard Shils étaient très engagés dans l’establishement de la guerre froide à Harvard, et la version simplifiée de Weber qu’ils avaient créée a vite été simplifiée davantage, adoptée par les fonctionnaires du département d’État et par la Banque mondiale sous le nom de « théorie du développement » et promue activement pour faire pièce au matérialisme historique marxiste sur le champ de bataille des pays du Sud. À cette époque, même des anthropologues comme Margareth Mead, Ruth Benedict et Cliford Geertz n’avaient aucun scrupules à coopérer étroitement avec l’appareil armée-renseignement, ou même la CIA. Tout cela a changé avec la guerre du Vietnam. Les mobilisations contre la guerre sur les campus ont braqué les projecteurs sur ce type de complicité : Parsons a été perçu comme l’incarnation même de tout ce que les révolutionnaires voulaient rejet, et Weber avec lui.

Weber détrôné, qui allait être son successeur, s’il en avait un ? Au départ, ce n’était pas très clair. Un moment, on s’est beaucoup intéressé au marxisme allemand : Adorno, Benjamin, Marcuse, Lukács, Fromm. Mais l’attention s’est finalement réorientée vers la France, où le soulèvement de mai 1968 avait fleurir une théorie sociale d’une extrême créativité — en France, on l’appelait simplement la « pensée 68 » —, qui était simultanément de sensibilité révolutionnaire et hostile à presque toutes les manifestations traditionnelles de la politique de gauche, du syndicalisme à l’insurection. Différents politiciens ont fait fureur puis sont passés de mode, mais, au fil des années 1980, Foucault a réussi à s’imposer comme nul ne l’avait fait jusque là — pas même Weber — ni ne le ferait ensuite. Du moins y est-il parvenu dans les disciplines qui s’estimaient, en un sens, oppositionnelles. En dernière analyse, peut-être vaudrait-il mieux parler ici d’émergence d’une sorte de division du travail universitaire au sein de l’enseignement supérieur américain : le versant optimiste de Weber a été réinventé (sous une forme encore plus simpliste) pour la formation concrète des bureaucrates sous le nom de « théorie du choix rationnel », et son versant pessimiste, abandonné aux foucaldiens. L’ascendant de Foucault s’est établi précisément dans les champs de recherche qui avaient absorbé les anciens révolutionnaires des campus, ou ceux qui s’identifiaient à eux. Ces disciplines étaient presque totalement privées de tout accès au pouvoir politique, et aussi, de plus en plus, de toute influence sur les mouvements sociaux ; cette distance conférait un attrait particulier à l’insistance de Foucault sur le nœud « pouvoir / savoir » (il affirmait que les formes de savoir sont toujours aussi les formes de pouvoir social — les plus importantes, en fait).

— Bureaucratie, p68
Les liens qui libèrent

Quand j’ai fait plus ample connaissance avec les habitants [de Madagascar], j’ai lentement compris ce qui se passait. Ce n’était pas seulement que l’État ne régentait pas la vie quotidienne : dans la plupart des domaines importants, il ne faisait rien du tout. Le pouvoir de l’État connaît des flux et des reflux dans l’histoire malgache, et nous étions clairement en période de reflux. Il y avait, certes, des bureaux de l’État, où des gens assis tapaient à la machine et inscrivaient des choses sur des registres, mais c’était pour la forme, pour la galerie — ils étaient à peine payés, ils ne recevaient aucun matériel (ils devaient acheter leur propre papier), tout le monde mentait en déclarant ses impôts et personne ne les payait réellement, de tout manière. La police se limitait à patrouiller sur la route nationale et ne pénétrait pas du tout dans les campagnes. Mais tout le monde parlait de l’État comme s’il existait vraiment, de peur que ceux qui n’étaient pas du coin ne remarquent son inexistence, ce qui aurait peut-être pu conduire quelqu’un, dans un bureau de la capitale, à décider qu’il fallait faire quelque chose. Donc, à un certain niveau, le pouvoir bureaucratique n’avait pratiquement aucun effet sur la population. À un autre, il colorait tout.

L’une des raisons était l’incidence initiale de la conquête, près de cent ans auparavant. À l’époque, la plupart des habitants du Royaume mérina étaient des propriétaires d’esclaves, au cœur d’une grande monarchie. Un trait primordial de l’esclavage, c’est qu’il n’est jamais perçu — par personne, vraiment — comme une relation morale, mais comme un pur et simple rapport de pouvoir arbitraire. Le maître peut ordonner à l’esclave de faire tout ce qui lui plaît et l’esclave ne peut rien changer à cette situation. Quand les français ont renversé le Royaume mérina et occupé Madagascar en 1895, ils ont simultanément aboli l’esclavage et imposé un État qui, dans le même esprit, ne faisait pas semblant d’être fondé sur un contrat social ou la volonté des gouvernés : il reposait simplement sur une puissance de feu supérieure. La plupart des Malgaches — comment s’en étonner ? — ont conclu qu’on les avait tous réduits de fait en esclavage. C’est une raison profonde du type de relations qu’ils ont alors établi entre eux. Assez rapidement, tout rapport de commandement, c’est-a-dire tout rapport durable entre adultes ou l’un fait de l’autre un pur prolongement de sa volonté, a été jugé moralement répréhensible — perçu, fondamentalement, comme une simple variante de l’esclavage, ou de l’État. Les Malgaches convenables n’agissaient pas ainsi. Donc, même si l’Etat malgache était très loin, son ombre était partout. Les habitants de la localité que j’ai étudiée exprimaient particulièrement ces associations d’idées quand ils parlaient des grandes familles esclavagistes du XlXe siècle, dont les enfants étaient ensuite devenus le pilier de l’administration coloniale, principalement (on ne manquait jamais de le souligner) par leur attachement a l’éducation et leurs compétences pour la paperasserie, et dont les descendants travaillaient encore, pour la plupart, dans de luxueux bureaux de la capitale, loin des soucis et responsabilités de la vie rurale. Dans d’autres contextes, en particulier bureaucratiques, les rapports de commandement étaient linguistiquement codés : on les identifiait fermement au français ; le malgache, lui, était perçu comme la langue convenant aux délibérations, aux explications et a la prise de décision par consensus. Quand ils voulaient imposer des diktats arbitraires, les petits fonctionnaires passaient presque invariablement au français.

— Bureaucratie, p77
Les liens qui libèrent

Il me faut introduire ici une réserve cruciale. Tout dépend du rapport de forces. Lorsque deux adversaires s’affrontent par la violence dans un combat relativement équilibré — par exemple deux généraux qui commandent des armées ennemies —, chacun a de bonnes raisons d’essayer d’entrer dans la tête de l’autre. C’est seulement quand un camp dispose d’un avantage écrasant dans sa capacité d’agression physique que cet effort n’est plus nécessaire. Mais cette distinction a de très lourdes conséquences : elle signifie que la caractéristique majeure de la violence, sa capacité de supprimer le besoin du travail interprétatif, est la plus saillante là où la violence elle-même est la moins visible : dans les configurations ou les actes spectaculaires de violence physique sont les moins probables. De toute évidence, ce sont précisément celles que je viens de définir comme des situations de violence structurelle : les inégalités systémiques soutenues en dernière analyse par la menace de la force. C’est pourquoi les situations de violence structurelle engendrent invariablement des structures d’identification imaginaire extrêmement déséquilibrées. Ces effets sont souvent le plus visibles quand les structures d’inégalité prennent les formes les plus intériorisées. Le genre est, là encore, un exemple classique. Par exemple, un élément de base revenait constamment dans les comédies de situation américaines des années 1950 : les histoires drôles sur l’impossibilité de comprendre les femmes. Ces plaisanteries (racontées, bien sûr, par des hommes) présentaient toujours la logique des femmes comme fondamentalement étrangère et impénétrable. « Il faut les aimer, semblait toujours dire le message, mais qui peut comprendre vraiment comment raisonnent ces créatures ? ›› On n’avait jamais l’impression que les femmes en question avaient la moindre difficulté à comprendre les hommes. Pour une raison évidente. Elles n’avaient pas le choix : elles devaient comprendre les hommes. En Amérique, les années 1950 ont vu l’apogée d’un idéal de la famille patriarcale à revenu unique et, dans les milieux aisés, cet idéal s’était souvent réalisé. N’ayant aucun accès à des revenus ou ressources propres, les femmes n’avaient manifestement d’autre option que de consacrer beaucoup de temps et d’énergie à comprendre ce qui se passait dans la tête des hommes de leur famille.

Une rhétorique de ce genre sur les mystères de la féminité est, apparemment, un trait permanent des dispositifs patriarcaux. Elle s’associe en général à cet autre sentiment : bien qu’elles soient illogiques et inexplicables, les femmes n’en ont pas moins accès à une sagesse mystérieuse, presque mystique (l'« intuition féminine ››), inaccessible aux hommes. Un mécanisme du même genre est à l’œuvre, bien entendu, dans toute relation extrêmement inégalitaire : les paysans, par exemple, sont toujours présentés en rustres à l’esprit simple et aussi, d’une certaine façon, en sages mystiques. Des générations de romancières — Virginia Woolf vient immédiatement à l’esprit (La Promenade au phare) ­— ont documenté l’autre face de ces dispositifs, les efforts constants que les femmes, en fin de compte, devront faire pour composer avec les ego d’hommes insouciants et imbus de leur propre importance, les entretenir et les ajuster, ce qui implique un labeur permanent d’identification imaginative, ou de travail interprétatif. Ce labeur s’effectue à tous les niveaux. On attend des femmes, toujours et partout, qu’elles imaginent en permanence à quoi ressemble telle ou telle situation d’un point de vue masculin. On ne demande pratiquement jamais aux hommes de faire l’inverse. Cette structure des comportements est ancrée si profondément que beaucoup d’hommes assimilent la simple suggestion qu’ils pourraient agir autrement à un acte de violence : ils y réagissent comme si on les agressait. Un exercice populaire chez les professeurs d’expression écrite dans les lycées américains, par exemple, demande aux élèves d’imaginer qu’ils ont été transformés pour un jour en personne du sexe opposé, et de décrire cette journée. Les résultats, apparemment, sont d’une étrange uniformité. Les filles écrivent toutes des textes longs et détaillés qui montrent clairement qu’elles ont passé beaucoup de temps à méditer sur le sujet. En général, un important pourcentage des garçons refusent totalement de faire le devoir. Ceux qui le font montrent clairement qu’ils n’ont pas la moindre idée de ce qu’est une adolescente, et s’indignent qu’on puisse suggérer qu’ils auraient dû y réfléchir.

Rien de ce que je dis ici n’est particulièrement neuf pour qui connaît bien la théorie féministe du point de vue ou les théories critiques du racisme. En fait, c’est initialement un passage de bell hooks qui m’a inspiré ces réflexions générales :

S’il n’y a jamais eu aux États-Unis aucune institution noire officielle dont les membres se sont réunis en tant qu’anthropologues ou ethnographes pour étudier la « blanchitude ››, les Noirs, depuis l’esclavage, partagent entre eux dans des conversations un savoir « spécial ›› sur la condition blanche, glané par l’observation rapprochée des Blancs. Qualifié de « spécial ›› parce qu’il ne s’agit pas d’un mode d’étude qui a été intégralement enregistré dans des documents écrits, ce savoir avait pour objectif d’aider les Noirs à faire face et à survivre dans une société fondée sur la suprématie blanche. Pendant des années, les domestiques noirs travaillant chez des Blancs ont servi d’informateurs qui rapportaient aux communautés frappées par la ségrégation certaines connaissances — des détails, des faits, des lectures psychanalytiques de l'« Autre » blanc.

— Bureaucratie, p84
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Il me semble que l’effet de réalité (si l’on peut l’appeler ainsi) vient plutôt du fait que les projet révolutionnaires rendant à s’effondrer — ou du moins à devenir incroyablement difficiles — dès l’instant où ils pénètrent dans le monde des objets grands et lourds : les immeubles, les voitures, les tracteurs, les bateaux, les machines industrielles. Non que ces objets soient, pour une raison quelconque, intrinsèquement difficile à gérer démocratiquement : l’histoire regorge de collectivités qui pratiquent avec succès la gestion démocratique de resources communes. Le vrai problème est clair : comme la voiture du DAN [une association dont l’auteur faisait partie], ils sont enveloppés d’une nuée de réglementations de de l’État et sont, de facto, impossible à dissimuler à ses représentants armés. En Amérique, j’ai vu d’innombrables exemples de ce dilemme. Après une longue lutte, un squat est légalisé ; soudain, des inspecteurs des services d’urbanisme débarquent et annoncent qu’il faudra faire dix mille dollars de réparations pour le mettre en conformité avec le code de la construction. Les animateurs du squat sont donc obligés de passer les années suivantes à organiser des ventes de gâteaux et à solliciter des dons. Ce qui signifie ouvrir des comptes en banques, ce qui veut dire se conformer à des réglementations précisant comment toute association qui reçoit des fonds ou a des relations avec l’État doit être organisée là encore, pas comme un collectif égalitaire). Toutes ces réglementations sont imposées par la violence. Certes, dans la vie courante, la police vient rarement jouer de la matraque pour faire respecter les règles du Code de la construction, mais — les anarchistes sont souvent en position idéale pour le découvrir —, si quelqu’un fait simplement comme si l’État et ses réglementations n’existaient pas, c’est bien ce sui finira par arriver. La rareté des apparitions concrètes des matraques n’a d’autres effets que de rendre la violence plus difficile à voir. Voilà pourquoi les conséquences de toutes les réglementations — qui postulent presque toujours que les relations normales entre les individus passent par le marché et que les organisations normales sont elles-mêmes structurées par des rapports hiérarchiques de commandement — semblent venir non du monopole de l’État sur l’usage de la force, mais de la taille, de la densité et du poids des objets en eux-mêmes.

Donc, lorsque quelqu’un se voit demander d’être « réaliste », la réalité qu’on lui demande, normalement, de reconnaître n’est pas celle des faits matériels, naturels, ni quelque prétendue vérité déplaisante sur la nature humaine. « Être réaliste » signifie, en général, prendre au sérieux les effets de la menace systémique de la violence. Cette éventualité est même un fil conducteur de notre langage. Pourquoi, par exemple, appelle-t-on en anglais un immeuble real property ou real estate ? L’adjectif real, dans ces expressions, ne vient pas du latin res, « chose » : il vient de l’espagnol real, « royal , qui appartient au roi ». Tout terre située au sein d’un territoire souverain appartient en dernière analyse au souverain — juridiquement, c’est toujours vrai aujourd’hui. C’est pourquoi l’État a le doit d’imposer ses réglementations. Mais la souveraineté se réduit, finalement, à un monopole de la « force », dit-on par euphémisme — c’est à dire de la violence. Du point de vue du pouvoir souverain, quelque chose est vivant parce qu’on peut le tuer, soutient le philosophe italien Giorgio Agamben ; de même, la propriété est real parce que l’État peut la confisquer ou la détruire.

— Bureaucratie, p103
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D’autres préfèrent une approche plus pragmatique : ils soutiennent simplement qu’un raisonnement peut être défini comme rationnel s’il est ancré dans une réalité à la fois empirique et logiquement cohérente. Ici, le problème est que ces deux critères, en fait, n’ont pas vraiment de rapport entre eux. L’un porte sur une observation ; l’autre sur une argumentation. Qu’ont-ils de commun ? Essentiellement ceci, semble-t-il : lorsqu’un raisonnement est soit chimérique, soit incohérent, nous sommes également enclin à conclure que sont auteur n’est pas bien dans sa tête. En un sens, c’est assez juste : nous qualifions effectivement les cinglés d' « irrationnels ». Mais dans ce cas, lorsqu’on qualifie quelqu’un, ou un argument, de « rationnel », on ne dit presque rien. C’est un énoncé très faible. On dit simplement qu’ils ne sont pas manifestement délirants.

Mais lorsqu’on retourne l’expression dans l’autre sens, on se rend compte qu’affirmer que ses propres positions politiques sont fondées sur la «rationalité » constitue, au contraire, un énoncé extrêmement fort. En fait ,il est d’une arrogance extraordinaire, puisqu’il signifie que ceux qui ne sont pas d’accord avec ces positions n’ont pas seulement tord : ils sont fous. De même, dire qu’on souhaite créer un ordre social « rationnel », c’est sous-entendre que les rapports sociaux actuels auraient tout aussi bien être inventés par les pensionnaire d’un asile d’aliénés. Je sais bien que nous avons sûrement tout ressenti les choses ainsi à certains moments. Néanmoins, c’est une position extraordinairement intolérante, puisqu’elle suppose que nos adversaires non seulement ont tort, mais, en un sens, ne pourraient même pas savoir ce que c’est qu’avoir raison, sauf si, par miracle, ils reprenaient leurs esprits, s’ouvraient à la lumière de la raison et décidaient d’accepter notre propre cadre de pensée et notre propre point de vue.

Cette tendance à sacraliser la rationalité en tant que vertu politique a eu l’effet pervers d’inciter ceux que de telles prétentions — ou les gens qui les professent — révulsent à proclamer leur rejet total de la rationalité et leur soutien à l' »irrationalisme ». Si nous donnons simplement à « rationalité » son sens minimal, tout position de ce genre est évidemment absurde. On ne peut pas vraiment argumenter contre la rationalité, car, pour être convaincante, cette argumentation devrait elle-même être articulée de façon rationnelle. Si l’on veut débatte avec quelqu’un d’autre, il faut bien admettre, au moins tacitement, que les arguments fondés sur une évaluation exacte de la réalité sont meilleurs que ceux qui ne le sont pas (autrement dit, un raisonnement postulant d’emblée que tous les immeubles sont en fromage mou ne mérite pas d’être pris au sérieux) et que les arguments qui respectent les lois de la logique sont meilleurs que ceux qui les violent (autrement dit, on peut récuser aussi le raisonnement : puisque le maire de Cincinnati est un être humain, tous les humains sont maires de Cincinnati).

— Bureaucratie, p196
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Les sociétés héroïques originelles sont apparues à l’âge du bronze, et à l’époque de Platon, ou de Confucius, elles n’étaient sûrement que de très lointains souvenirs. Néanmoins,n ces souvenirs étaient restés vivaces. Pratiquement toutes les grandes traditions littéraires commencent par des épopées héroïques, qui sont, par essence, des reconstructions imaginaires ultérieures de la vie dans les sociétés héroïques de l’âge du bronze. Nous pourrions nous demander pourquoi il en a été ainsi. Pourquoi des gens qu’une civilisation de citadins avaient tant raillés, ne voyant en eux que d’ignorants barbares, ont-ils si souvent été réimaginés en tant que lointains ancêtres héroïques d’une civilisation postérieure ? Pourquoi les récits de leurs exploits ont-ils été dits et redits, dans bien des cas, pendant des millénaires ?

Je répondrai : en partie parce que les société héroïques sont, de fair, des ordre sociaux conçus pour engendrer des histoires. Cela nous amène à des questionnements sur la nature même de la politique. On pourrait soutenir que l’action politique — et c’est vrai même au microniveau — est conçue en vue de l’influence, au moins partielle, qu’elle aura sur d’autres personnes quand ils en entendront parler ou découvriront son existence. La politique quotidienne — que ce soit dans un village ou dans les bureaux d’une grande entreprise — a tout à voir avec la fabrications de récits officiels, de rumeurs et de versions des évènements. Il est clair que les société héroïques, qui faisaient de l’autoglorification politique une forme d’art, avaient aussi été organisés pour devenir d’immenses moteurs de production narrative. Tout servait de tremplin à une forme de compétition, à des récits illustrant la persévérance, la trahison, la revanche, d’impossibles défis, des quêtes épiques ou des actes d’autosacrifices admirables. C’est pourquoi les poètes étaient si importants. Tout l’intérêt de la vie était d’accomplir des exploits que d’autres souhaiteraient chanter. Même au début, les habitants de sociétés bureaucratiques comme l’Égypte ou la Babylonie n’ont pu s’empêcher de développer une certain fascination pour leurs arrières-pays barbares, qu’ils ont vites mués en zones ténébreuses pleines de monstres et de pouvoir magiques étrangers. Et les récits spectaculaires sur les barbares violents sont bien sûr devenus encore plus captivants ) des époques où ils n’y en avait plus guère à proximité.

Les barbares existent toujours en relation symbiotique avec une civilisation bureaucratique. Au fil de l’histoire eurasiatique, les occurrence de ce modèle sont innombrables. Des sociétés héroïques apparaissaient sur les franges de l’empire : souvent (comme les sociétés germa niques qui se sont constituées aux confins de l’Empire romain, ou les Barbare du Nord de l’autre côté de la Grande Muraille de Chine, ou les Huns qui ont séjourné sur ces deux frontière), elles parvenaient même à les envahir ou à les écraser ; mais dans ce cas elles ne tardaient généralement pas à se dissoudre dans la légende.

— Bureaucratie, p209
Les liens qui libèrent

Grossman, Evelyne

Écrire sur Samuel Beckett est pour moi toujours une épreuve. À chaque fois je me dis cette fois c’est fini. Terminé. Jamais plus ces vielles histoires de Samuel Beckett avec vieillards qui n’en finissent pas de radoter, ces mêmes étendues vides et grises à perte de vue. Et à chaque fois pourtant, et cette fois encore, je m’y remets, je recommence à lire Samuel Beckett, à écrire sur ses textes.

— L'angoisse de penser, p109
Minuit

Guyotat, Pierre

On ne pourrait me guérir de ne plus écrire, mais je ne me plains jamais du reste. Toute ma joie de vivre se tient dans cette tension et ce va-et-vient, ce jeu intérieur entre un mal que je sais depuis l’enfance être celui de tous les humains à la fois, à savoir de n’être que cela, humain dans un monde minéral, végétal, animal, divin, et une guérison dont personne ne voudrait, qui me priverait, en cas de réussite, de tout courage, de tout désir, de tout plaisir d’aller toujours au-delà, en avant – et dont par intérêt bien compris depuis longtemps, je ne veux pas.

— Coma, p105
Mercure de France

Handke, Peter

J’ai lu dans un essai sur Paroles et silence des femmes dans les épopées du Moyen Âge que les femmes y évitaient un langage menaçant ou péremptoire : ordres, langage direct et questions demandant une réponses. Mon amie était-elle de ces femmes là ? Et dans un essai sur Le ton interrogatif dans les différentes langues, j’ai lu un jour que le questionnement, en Allemagne, était marqué par une intonation interrogative que les Esquimaux ne connaissaient pas : desquels, mon amie, fais-tu partie ?

— Mon année dans la baie de personne, p370
Folio

Hebdige, Dick

De même les punks ne se contentaient pas de répondre directement à la montée du chômage, au brouillage des repères moraux, au retour de la pauvreté, à la crise économique, etc. Ils s’employaient en fait à dramatiser le fameux « déclin britannique » en construisant un langage d’une pertinence incontournable et d’un prosaïsme radical (d’où les jurons, les références aux « gros hippies », les haillons, les poses lumpens) qui contrastaient avec la rhétorique ampoulée de l’establishment rock. Les punks récupéraient le discours de la crise qui saturaient les ondes et les éditos de l’époque et le reproduisaient sous une forme tangible (et ostentatoire). Dans l’atmosphère angoissante et apocalyptique de la fin des années 1970 – avec son chômage de masse et les bouffées de violence inquiétantes du carnaval de Notting Hill, de Grunwick, de Lewisham et de Ladywood –, les punks visaient juste quand ils se présentaient au public comme des « dégénérés », comme des acteurs du spectacle sensationnaliste de la décadence qui reflétait la triste condition de la Grande-Bretagne. Les divers répertoires stylistiques adoptés par les punks exprimaient sans aucun doute des sentiments authentiques d’agressivité de frustration et d’angoisse. Mais ces énoncés sinistres, aussi bizarres que soient leurs constructions, étaient proférés dans un langage parfaitement accessible, le langage de la vie quotidienne. Ce qui explique en premier lieu la pertinence des métaphores punks, tant du point de vue de leurs fans que celui de leurs critiques, et, en deuxième lieu, le succès de la sous-culture punk en tant que spectacle, sa capacité d’agir comme symptôme de toute une gamme de problèmes contemporains. Cela explique aussi sa capacité de mobilisation de nouveaux adeptes et la réaction outragée des parents, des enseignants et des employeurs. C’est chez ses derniers que la panique morale faisait rage, attisée par les « entrepreneurs de morale » – édiles, éditorialistes et parlementaires – censés mener la croisade contre les punks. Pour pouvoir communiquer la sensation du désordre, il faut d’abord choisir le langage approprié, même si c’est pour le subvertir. Pour asseoir sa réputation de messager du chaos, le punk devait d’abord produire du sens, fusse à travers le bruit.

— Sous-culture : Le sens du style, p92
Zones

Helissen, Alain

Mon dernier lecteur est mort ce matin à 8h74. Je lui dédie ces quelques lignes que je suis seul à lire désormais. En trente années d’écriture j’aurais pu côtoyer, de près ou à distance, quelques trois cent lecteurs. Tous morts à l’heure qu’il est. Cette hécatombe, je la sentais venir mais sans préjuger alors qu’elle emporterais jusqu’au dernier de mes lecteurs. Je garde pourtant l’âme sereine.

— Revue Europe, août-septembre 2007, p302
Europe

Hirschman, Albert O.

Cette tendance à opter en faveur de la solution nette que constitue la défection, de préférence à la prise de parole et aux difficultés qu’elle implique, s’est maintenue tout au long de l’histoire américaine. En raison de l’avancée progressive de la « frontière » ; phénomène dans lequel Frederick Jackson Turner voyait « le moyen d’échapper au joug du passé », chacun avait la possibilité de répéter à l’intérieur même des États-Unis l’expérience qu’il avait vécu en quittant l’Europe. Même si pour de larges groupes de population résidant dans l’Est des États-Unis ; la ruée vers l’Ouest a été davantage un mythe qu’une réalité, le mythe lui-même a joué un grand rôle en donnant à chacun le modèle d’une solution à tous les problèmes. Aujourd’hui même, alors que l’ère de la frontière est révolue, l’immensité du pays et la facilité avec laquelle on s’y déplace font que les américains ont toujours la possibilité de résoudre leurs problèmes, s’éloignant physiquement de ce qui est en cause, alors que la plupart des autres peuples n’ont souvent d’autres voie que de se résigner au sort qui leur est fait ou de lutter sur place contre la situation particulière dans laquelle ils sont « jetés ». Le conformisme des Américains, ce trait curieux que Tocqueville, qui s’explique également dans cette perspective. Pourquoi se créer des ennuis en élevant la voix pour contester, lorsqu’on a à tout moment la possibilité de quitter son cadre de vie au cas où il deviendrait trop déplaisant ?

On notera que toutes ces « fuites » relèvent de la défection au sens strict du terme, c’est à dire d’un acte qui porte sur des biens privés et non sur des biens collectifs. Ceux qui abandonnaient leur communauté ne se préoccupaient guère des conséquences de leur acte ; ils ne songeaient ni à améliorer la situation de leur groupe d’origine ni à en combattre les défauts ; c’étaient des immigrants plutôt que des émigrés ; et le sort de ceux qu’ils avaient laissés derrière eux devenaient vite le cadet de leurs soucis. Dans cette perspective, la tendance de certains jeunes, notamment des hippies, à organiser leur vie en marge de la société est tout à fait dans la ligne de la tradition américaine ; une fois encore, le mécontentement suscité par l’ordre social ambiant engendre la fuite plutôt que le combat, les insatisfaits désertent la société et cherchent à créer leur propre monde. Si ces groupes apparaissent comme « anti-américains », c’est sans doute moins en raison de leur retrait de la société que de leur volonté de se manifester comme « différents », attitude qui est ressentie comme une menace par la société établie qu’ils rejettent. En rendant leur défection spectaculaire, en combinant bizarrement la déviance et le défi, ils sont en fait plus proche de la prise de parole que ne l’ont jamais été les colons, les immigrants et les pionniers dont ils sont les descendants.

— Défection et prise de parole, p166
Fayard

Immarigeon, Jean-Philippe

L’européen séjournant en Amérique découvre ainsi que les schéma traditionnels, ceux dans lesquels il se complaît, admiratif ou vindicatif, reposent sur une incompréhension totale. La preuve en est que nos analyses échouent depuis cinq ans non seulement à expliquer, mais surtout à anticiper la dérive irrémédiable de la politique américaine. Notre erreur est essentiellement due au fait que nous transposons outre-Atlantique un mode de pensée qui n’y a pas cours. Nous nous posons la question de savoir si le discours fondamentaliste actuel et les dénis de démocratie apparus récemment constituent une éclipse dans la pensée américaine ou s’ils correspondent à sa vraie nature. Au pire, la plupart des observateurs européens voient le prurit de puissance américain comme une crise d’impérialisme de même nature que celles que nous avons connues en Europe il y a deux siècles, parce que nous sommes dans un mode de pensée moderne et que nous le prêtons aux Américains. À tord : leur pensée est fondée sur des archaïsmes.

Le discours de l’Amérique est à prendre pour ce qu’il est, Il faut cesser de l’interpréter à l’aune de notre pensée encyclopédiste.

— American parano, p10
Bourin

L’homme démocratique est un homme nouveau. À maintes reprises, Tocqueville relève aux États-Unis des caractéristiques qu’il ne retrouve pas en Grande-Bretagne et en France. Il déduit de ce particularisme américaine des identifiants de l’homme démocratique totalement neuf et vierge, figure de l’avenir. Comme ultérieurement tous ses lecteurs, il pose le préalable que l’Amérique est un régime de nature radicalement différente de tout ce qui a précédé. Mais comme il pose dans le même temps l’hypothèse, qu’il partage par affinité politique avec Chataubriand et sans laquelle l’idée d’une Amérique avenir de l’Occident n’a strictement aucun sens, de la disparition programmée de l’esprit européen, il semble structurer son œuvre autour du syllogisme suivant : comme l’avenir de l’Europe est la démocratie et que l’Amérique présente des particularités inconnues en Europe, l’Amérique est le modèle démocratique de l’avenir.

Ce qui est dérangeant dans ce syllogisme est qu’il devient un paralogisme en ce que Tocqueville qualifie de nature démocratique des particularités typiquement américaines sans même discuter cet apriorisme

— American parano, p20
Bourin

L’Amérique refuse l’histoire parce qu’elle croit que l’abandon de tout ce fatras est la condition du succès, et elle pratique pour elle-même une amnésie toujours recommencée. Ce déni n’est pas du au caractère supposé jeune d’une république qui commence à prendre de la bouteille et quelques vilaines rides, mais à un refus permanent de s’encombrer du boulet de la tragédie qui caractérise les autres civilisations, et tout spécialement cette Europe fatiguée qui se compose des allures de sagesses.[…] Ce n’est pas le passé que l’Amérique rejette, c’est le temps qui s’écoule.

— American parano, p38
Bourin

[L’Amérique] n’est pas du tout dans le processus intellectuel d’une impérialisation, avec les charges et les devoirs attachés à ce type de structure, acceptant d’abdiquer une certaine forme de souveraineté nationale pour retrouver du pouvoir par la voie impériale. Malgré tous ses grands discours, elle refuse de s’impliquer dans la gestion des nations vassales autrement qu’en sortant le chéquier, et de former les générations qui s’expatrieront comme l’avaient fait avant eux les Britanniques ou les Français. Les américains sont, pour reprendre un mot de Colin Dueck, des « croisés réticents ». Si l’Amérique est l’île du monde, les insulaires grégaires qui la peuple ont les pires difficultés à la quitter, et s’ils le font, n’aspirent qu’à rentrer chez eux. « Il est clair qu’un tel désir est incompatible avec les exigences objectives d’une puissance mondiale. » Il n’y aucune honte à cela, mais il ne faut pas prétendre à un rôle international si l’on n’est pas prêt à en payer le prix. On ne peut se prétendre un empire ou quelque chose d’approchant sans rien connaître du monde, de ses exigences et de ses tragédies.

— American parano, p158
Bourin

L’Irak après le Vietnam, et l’Iran après l’Irak ? Ce sera une guerre essentiellement aérienne, nous dit-on. Pas par choix mais par nécessité : l’armée américaine est désormais dans l’impossibilité absolue de mener une guerre terrestre contre quiconque. Nécessité fait loi. Il n’empêche que le discours nous présente encore une fois cette guerre high-tech comme un comble de la modernité. Le plus inquiétant dans cette crise est que les États-Unis ne savent rien faire d’autre que ce qu’ils ont toujours fait, parce qu’ils restent persuadés qu’en continuant dans la même voie ils parviendront au succès le jour où ils auront tout compris, tout vérifié, tout planifié. Et nos élites mondialisés les admirent lorsqu’ils prétendent que le monde pourrait se traduire en une seule équation, et que la prise de décision peut s’apprendre comme le Code de la route. Ce n’est même pas une question d’âge chez ceux que Marc Bloch aurait qualifié en 1940 de jeunes vieillards et Julien Green de jeunes badernes. Comme le disait Toqueville à la veille de la révolution de 1848, ils ne s’agit pas de changer seulement les textes, il ne s’agit même pas de changer les hommes, ils faut changer d’état d’esprit.

— Sarko l'Américain, p70
Bourin

Les Américains raffolent des slogans à l’emporte-pièce qui ne veulent justement rien dire. Ils s’imaginent qu’en réduisant le monde à trois petits mots, ils trouvent la formule magique qui solutionnera tout. Comme E=mc2. Ou « War on Terror ». Le monde est simple dès lors que l’Amérique pense qu’il l’est. Il suffit de le vouloir, et les États-Unis sont fiers d’être les seuls à avoir fait de ce réductionnisme un principe politique, à l’inverse de ces vieilles nations européennes épuisées à force de se persuader que l’univers est complexe.

— L'Imposture Americaine, p9
Bourin

Nombreux sont ceux qui s’imaginent encore, en cette fin du XXe siècle, que la connaissance du monde le leur rendra transparent, compréhensible, manœuvrable : c’est exactement le contraire qui se produit. Plus ils se développent de moyens pour le contrôler et plus il leur échappe. Car l’impossibilité à tout embrasser est synchrone des progrès de la connaissance. La griserie des mots d’une pensée qui se croit globale a rendu le monde non pas plus, mais moins maîtrisable, comme s’il était plus difficile de gérer des phénomènes que l’on veut lier les uns aux autres que de les appréhender séparément comme on le fit pendant des siècles.

— L'Imposture Americaine, p103
Bourin

Jacob-Duvernet, Luc

Le terrain échappe aux lois et coutumes des sociétés :

  1. Il appartient aux hommes de métier qui doivent avoir suivi, un entraînement particulier,

  2. Pour y accéder, il est nécessaire d’endosser l’uniforme, de porter les fanions ou d’arborer des bannières ;

  3. La place de chacun est déterminée en fonction de son rang ;

  4. Le meurtre y est légal ;

  5. Lieu de conflit, il n’entraîne pas nécessairement un affrontement physique. Celui-ci doit demeurer rare. Le terrain est par excellence un lieu de dissimulation et l’évitement : chaque irrégularité sert de masque. La connaissance du terrain et la capacité à s’y adapter sont essentiels ;

  6. Lieu de communication, il renseigne sur les forces de l’ennemi et on peut utiliser le terrain pour intoxiquer l’adversaire. Il est l’expression géographique de la ruse et de la duperie.

— Le miroir des princes, p47
Seuil

Jameson, Fredric

Dans la paralysie générale de l’imaginaire collectif, auquel « aucune idée ne vient » (Karl Kraus) quand lui incombe la lourde tâche de fantasmer un système économique planétaire, le vieux motif du complot a retrouvé un second souffle, comme structure narrative susceptible de réunir les deux composantes fondamentales : un réseau potentiellement infini, ainsi qu’une explication plausible de son invisibilité ; en d’autres termes, le collectif et l’épistémologique.

— La totalité comme complot, p29
Les Prairies Ordinaires

Ce n’est donc pas tant en elle-même que la technologie de la société contemporaine est hypnotique et fascinante que parce qu’elle paraît offrir un raccourci représentationnel pertinent pour comprendre ce réseau de pouvoir et de contrôle que nos esprits et notre imagination ont encore plus de mal à saisir : l’ensemble du nouveau réseau mondial décentré du troisième âge du capital. Là où s’observe le mieux actuellement ce processus figural, c’est dans toute la mode de la littérature de divertissement contemporaine – qu’on pourrait qualifier de « paranoïa high-tech » – dans lequel les circuits et les réseaux d’une hypothétique interconnexion informatique globale sont mobilisés narrativement par des conspirations labyrinthiques de services de renseignements autonomes mais inextricablement entremêlés et dangereusement concurrents avec une complexité dépassant souvent les capacités de compréhension normales du lecteur. La théorie du complot (et ses manifestations narratives tape-à-l’œil) peut pourtant être considérée comme une tentative dégradée – à travers la figuration des technologies de pointe – de penser la totalité impossible du système-monde contemporain. Ce n’est que sous l’aspect de cette autre réalité des institutions économiques et sociales, réalité immense et menaçante bien qu’encore faiblement perceptible, qu’à mon avis, il est possible de théoriser le sublime postmoderne de manière adéquate.

— Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, p82
ENSBA

Nous pouvons maintenant tirer des conséquences inattendues de cette analyse, conséquences qui portent non-seulement sur la question très débattue de l’interprétation dans le postmodernisme mais aussi sur une autre question, celle de la valeur esthétique, qui a été provisoirement ajournée au début de ce débat. Si l’interprétation est comprise, thématiquement, comme le dégagement d’un thème ou d’une signification fondamentale, il semble alors clair que le texte postmoderniste […] est, dans cette perspective, défini comme une structure ou un flux de signe qui s’oppose à la signification, dont la logique interne fondamentale est l’exclusion de l’émergence de thèmes en tant que tels, et qui, par conséquent, cherche à court-circuiter les tentations interprétatives traditionnelles (chose dont Susan Sontag a eu l’intuition prophétique dans sont livre pertinemment appelé Against Interpretation, à l’aube de ce que l’ont appelait pas encore l’ère postmoderne). De nouveaux critères de valeur esthétique naissent alors de façon inattendue de cette proposition : quel que puisse être un bon, sans parler d’un grand, texte vidéo, il sera mauvais ou défectueux chaque fois qu’une telle interprétation s’avérera possible, chaque fois que le texte se laissera aller à ouvrir de tels lieux et territoires de thématisation.

— Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, p153
ENSBA

Parmi les plaisirs que procurent la lecture de Claude Simon, le moindre n’est pas – et c’est un effet merveilleux qui n’a pour moi aucun autre équivalent en littérature – ce que nous pourrions appeler ces premiers instants où nous sentons le train s’ébranler. Nous sommes occupés à nos diverses tâches – identifier tel ou tel fragment d’un mouvement, faire un inventaire préliminaire des différents éléments d’intrigue au fur et à mesure qu’ils apparaissent l’un après l’autre – quand tout à coup nous prenons également conscience que quelque chose est en train de se passer, que le temps à commencer à bouger, que les objets, même aussi imparfaitement identifiés soient-ils, ont commencé à bouger sous nos propres yeux ; le livre est réellement en train de se faire, de s’écrire, de se finir.

— Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, p217
ENSBA

Il est certainement possible de « postmoderniser », ou transformer en « textes » sinon en précurseurs de la « textualité », les « classiques » du moderne : ces deux opérations sont relativement différentes, dans la mesure où les précurseurs – Raymond Roussel, Gertrude Stein, Marcel Duchamp – se sont de toute façon toujours assez mal intégrés dans le canon moderniste. Ils constituent des exemples et des pièces à conviction à l’appui de la défense de l’identité entre le modernisme et le postmodernisme puisque, chez eux, la plus infime modification, le moindre souffle de perversité dans le déplacement des chaises transforme ce qui devrait être les valeurs esthétiques les plus classiques du haut-modernisme en une chose inconfortable et distante (mais plus proche de nous !). C’est comme s’ils étaient une opposition dans l’opposition, une négation esthétique de la négation ; par rapport à l’art déjà anti-hégémonique et minoritaire du moderne, ils représente leur propre rébellion encore plus minoritaire et personnelle, qui deviendra bien-sûr elle-même canonique quand le moderne se figera et deviendra un ensemble de musées ouverts aux quatre vents.

— Le Postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, p422
ENSBA

Jobard, Fabien

Je n’aime pas beaucoup la notion de « risque ». Le risque, c’est la calculabilité. C’est la maîtrise d’un aléa par le calcul. En situation de risque, les états du mondes possibles sont connues, on peut leur affecter des probabilité d’occurrence, et l’on peut alors décider ou non, justement, de prendre le risque. Les économistes distinguent souvent les situations de risque des situations d’incertitude dans lesquelles, au contraire, les états du monde possible ne sont pas connus, ni leur probabilité d’occurrence. Je crois qu’il faut revenir à cette distinction. Lorsqu’on parle de « risques » aujourd’hui dans le domaine de l’environnement ou de la santé, il s’agit en fait le plus souvent de menaces, de dangers incertains. Nous sommes moins confrontés à des risques qu’à des situations d’incertitude, qu’à des dangers incalculables. De ce point de vue, il est clair qu’une notion comme celle de « société du risque » proposé par Ulrich Beck est un peu trompeuse. Car nous ne sommes pas entrés dans une « société du risque », mais nous en sommes justement sortis. Et le principal défi pour le pouvoir politique aujourd’hui, c’est d’agir dans l’incertitude, de trouver des principes d’action qui permettent de faire face à ces situations sans le recours de connaissances scientifiques indiscutables. Or quand j’évoquais l’indécision, il s’agit dans mon esprit d’une indécision « active », qui se traduit par des mesures concrètes visant à explorer les mondes possibles. C’est ce qu’a entraîné la loi de 1991 sur les déchets nucléaires. Cette indécision n’a donc rien d’une fuite, elle correspond au contraire à une attitude responsable face à l’incertitude qui consistes à ne pas prendre trop rapidement des décisions définitives et irréversibles que l’on pourrait regretter par la suite.

— Le politique et l'incertain, p40
Vacarme n°40

Joxe, Alain

Révolution dans les affaires militaires (Concept américain de)

La définition de la menace comme menace de percée technologique se passe de l’adversaire. – Il existerait une menace technologique en général, de caractère global, qui s’étend à toutes les technologies émergentes possibles pourvu qu’elles aient des applications envisageables au contrôle ou à la répression des mouvements humaine. Tout progrès technologique de pointe ouvrant sur une supériorité produit par une force autonome des États-Unis est considéré comme une menace.

La définition de l’adversaire comme peer competitor (rival technologique de rang égal). – La réapparition d’un tel « rival » devient une préoccupation stratégique dès 1991. Elle est reprise par les tenants de la RMA comme la menace principale à laquelle doit faire face la stratégie dominante fondée sur la révolution de l’information. […] Cette pensée généralisée du competitor à toutes les échelles contribue à situer « l’adversaire » en termes de capacités technologiques au lieu d’identifier avant tout « les menaces » comme projets politiques hostiles de pouvoirs sociopolitiques. C’est une des sources principales des effets pervers de la RMA : les représentations et et les significations américaines cessent de refléter le monde réel pour construire l’image d’un danger virtuel dans un univers « fractal » ou le local est toujours pris comme une figure du global.

— Dictionnaire de stratégie, p452
PUF - Quadrige

Kaddour, Hédi

Autour de la table personne ne parle. Alors Max :
"Chut ! Pas un mot, reprend Max, La condition humaine, c’est la locomotive et le perroquet !
— C’est même la locomotive et le kangourou", dit la jeune femme en regardant de Vèze.
Silence général, elle a rougi, de petite plaques jusque sur le cou, Max a cessé de bouger ; il semble soudain plus petit, chez lui au contraire le sang s’est retiré des joues.
"Là vous me bluffez, dit il.
— Vous voyez bien que vous ne savez pas tout", dit Malraux.
Morel regarde sa femme comme s’il ne la connaissait pas.
"Quel kangourou ?" demande de Vèze.
Et Max, le regard qui bégaie :
"Où ça ? vous vous foutez de nous , ma belle, avec vot' kangourou, où ça ?"
Malraux, sourire de chat :
"À l’endroit même où les femmes deviennent soudain très attentives, racontez-leur, madame, pendant que je goûte le plaisir d’avoir de vraies lectrices et de boire un grand sauternes, monsieur le consul, je vous félicite."
De Vèze lève son regard à hauteur de ses yeux, l’incline :
"Comment appelle-t-on déjà cela, le vin, quand il redescend lentement le long de la paroi ? des jambes ou des larmes ?"

Il suffit que ma femme le regarde, pense Morel, et ce type ce met à faire des remarques de pignouf, et c’est ambassadeur de France.
"On dit les deux, répond Max, les jambes et les larmes, il faut les deux, pour plaire à tout le monde, recette du succès, faire pleurer Margot, faire bander Marcel, comme disait un de mes patrons avant guerre.
— Farceur ou pas, dit Malraux, moi, je ne vous ai jamais fait dire de cochonnerie.
— Monsieur Goffard, laissez madame parler du kangourou", demande le diplomate rose.

— Waltenberg, p401
NRF

Kafka, Franz

Si j’ai commencé par me plaindre, c’est uniquement pour que tu me reconnaisses tout de suite.

— Journal, p49
Le livre de poche

Koobak, Redi & Thapar-Björkert, Suruchi

Outsiderness will always be a limitation, for instance, when it comes to the expectation that one will fit in. These limitations should not necessarily be seen as negative as they create openings for new meanings to emerge, although not everyone finds it easy to occupy a position on the margin. Arguably, then, our writing process is inextricably intertwined with who we are both in the present and in the past, as denying one would be denying the other.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Kruse, Kevin M.

It held that men were creatures of God imbued with “inalienable rights and responsibilities,” specifically enumerated as “the liberty and dignity of the individual, in which freedom of choice, of enterprise and of property is inherent.”

— One Nation Under God: How Corporate America Invented Christian America
Basic Books

If industrialists wanted to convince clergymen to side with them, they would need a subtler approach. Rather than simply treating ministers as a passive audience to be persuaded, Haake argued, they should involve them actively in the cause as participants. The first step would be making ministers realize that they too had something to fear from the growth of government. “The religious leaders must be helped to discover that their callings are threatened,” Haake argued, by realizing that the “collectivism” of the New Deal,“with the glorification of the state, is really a denial of God.” Once they were thus alarmed, they would readily join Spiritual Mobilization as its representatives and could then be organized more effectively into a force for change both locally and nationally. 29

— One Nation Under God: How Corporate America Invented Christian America
Basic Books

Le Texier, Thibault

Sans doute la survie de chaque société dépend-elle d’une institution cardinale, qui est à la fois la mère nourricière et le grand patriarche. Tout groupe humain, même en apparence le plus simple, doit procurer à ses membres l’ordre et la subsistance nécessaire à leur perpétuation. En Occident, la famille, l’Église et l’État ont longtemps présidé aux destinées des peuples — non sans assurer leur pérennité propre. Au tour, aujourd’hui, de l’entreprise privée. C’est d’elle que vient désormais notre salut, bien d’avantage que de nos parents, de nos guides religieux ou de l’administration publique. C’est elle qui, chaque jour, nous permet de nous vêtir, de nous loger, de nous soigner, de nous alimenter, de nous déplacer, de nous reproduite, de communiquer, d’être en sécurité, de prendre soin de nos aïeux, d’élever nos enfants, de nous divertir, de nous former, de nous informer, etc.

L’entreprise absorbe le plus clair de notre temps, de nos énergies et de notre attention. Si nos revenus proviennent presque exclusivement d’elle, ils y retournent en grande partie. Elle rythme notre quotidien et notre existences ; polarise notre psychisme et notre identité ; façonne nos styles de vie et nos environnement ; attise nos besoins avant de les combler ; imagine et fabrique nos objets : patronne nos valeurs et adoube nos héros. Bref, elle est l’autorité suprême à laquelle nous avons confié nos vies.

Il n’a fallu qu’un siècle, celui qui nous sépare de Frederick Taylor, pour que les institutions qui maillaient les communautés de nos ancêtres soient délestées de leurs fonctions et de leur lustre au profite de l’entreprise, tout en étant remodelées à son image — à tel point qu’il n’est plus choquant de considérer comme autant d’entreprises les États, les Églises, les familles, les fermes, les écoles, les universités, les hôpitaux, la police ou l’armée, quand ces organisations ne sont pas devenues des entreprises à part entière.

L’individu lui-même est invité, de plus en plus fréquemment, à se concevoir comme une société à but lucratif devant gérer ses capitaux, capter une clientèle et promouvoir sa marque. Animés, il y a un siècle encore, par les principes de piété, de justice, d’égalité, de courage, de loyauté, de tradition et de soin, nous révérons aujourd’hui le profit, la concurrence, l’organisation et l’efficacité.

En dépit de leur grande variété de tailles, de localisations, d’histoires, de fonctions et de stratégies, toutes les entreprises ou presque sont gérés identiquement : échelon après échelon d’un stricte hiérarchie, des cadres dûment sélectionnés et formés arrangent, contrôlent, optimisent et rationalisent le travail de leurs subordonnés. Ce mode de gouvernement est mis en place dans les années 1900 par les ingénieurs américains, au premier rang desquels Taylor, et popularisé à partir de 1910 sous le nom « management scientifique ». Ce livre retrace en détail l’histoire de ce courant intellectuel, sans conteste l’un des plus influent du XXe siècle, qui a fait de la gestion le sens commun des sociétés modernes.

De fait, tant que l'entreprise devient notre parangon institutionnel, le management imprègne de plus en plus nos manières d’interagir avec le monde, avec les autres et avec nous-mêmes, qu’il s’agisse de connaître, d’éprouver, de croire ou de gouverner. Nous passons notre vie à gérer et à être gérés, que ce soit sur les bancs de l’école, en famille, au travail, dans les transports, dans les parcs d’attractions ou sur les terrains de sport. Notre psyché, nos comportements et notre corps sont mesurés, régulés, arrangés, motivés et évalués, non moins que nos appétits, notre culture, note environnement, nos appareils technologiques, notre cholestérol, nos douleurs ou notre stress. La gestion est devenue la forme privilégiée de notre action sur le monde et sur nous-mêmes, l’éclatant médium de notre insatiable activisme. D’un être, d’un objet ou d’un phénomène que nous souhaitons maîtriser, nos disons qu’il est gérable, et cela semble suffire à nos en rendre maîtres. À des sociétés occidentales souffrant d’impuissance, le management promet contrôle et performance. Il y a là, d’évidence, une clé de son succès.

— Le maniement des hommes, p7
La Découverte

Un dernier groupe de théoriciens a compris le management à la lumière du capitalisme et des grandes entreprises, le ravalant généralement au rang de simple levier d’asservissement du travail au patronat. Faire de l’entreprise le foyer institutionnel unique de gestion et l’analyser au prisme de l’économie ou du marché ne peut en produire pourtant qu’un image au mieux tronquée, au pire complètement fausse. Nous vivons moins dans une société de marché que dans un monde d’entreprises, et la différence est de taille. En outre, l’entreprise n’obéit pas uniquement à une rationalité marchande. En externe, elle intervient bel et bien sur différents marchés à la recherche de profits pécuniaires, selon la loi de l’offre et de la demande. Mais, en interne, elle est avant tout un collectif humain assujetti à un mode singulier d’exercice du pouvoir, le management, forgé précisément en réaction aux mécanismes de coordination par le marché. La gestion peut être mise au service du capitalisme, cela n’affecte pas substantiellement sa nature non marchande. Il n’est donc pas question ici de poursuivre le procès des excès du marché — procès très nécessaire, mais déjà bien instruit. Il s’agit de penser la rationalité managériale comme une rationalité gouvernementale. La gestion est une figure du politique bien d’avantage qu’un esprit du capitalisme.

— Le maniement des hommes, p10
La Découverte

Une société qui chérit la cohésion, la fraternité, la justice, l’égalité et la sécurité est moins susceptible de confier sa survie à l’entreprise managériale qu’une société qui valorise l’efficacité, l’organisation, le contrôle et le savoir rationnel. Sous un régime industriel patriarcal, l’honnêteté et la loyauté constituent des qualités souvent plus précieuses que l’habileté et l’efficacité. Si un tel choix s’y impose, une faible efficacité pécuniaire et une forte cohésion familiale sont d’ordinaire préférées à la situation inverse. L’économiste Douglas North a ainsi sciemment « abandonné la conception des institutions en terme d’efficacité » au motif que des organisations inefficaces ont toujours existé et parfois longtemps survécu — beaucoup continuant d’exister et de survire aujourd’hui encore : dépeinte par Chandler et Williamson comme un cas typique d’entreprise multidivisonnelle vouée au culte de l’efficacité, General Motors a vécu par exemple au rythme des conflits de pouvoir qui opposaient ses hauts cadres et ses directeurs de départements.

Les tenants de l’hypothèse Weber-Chandler tendent à naturaliser la domination économique et sociale des entreprises managériales comme si elle était le fruit d’une nécessité darwinienne assurant la survie des organisations les plus efficaces, indépendamment de leur environnement institutionnel et culturel. Pourtant, le darwinisme ne vaut jamais qu’en référence à des principes de sélection particuliers et contingents. Le succès d’un individu, d’une technique, d’une idée ou d’une institution nous renseigne généralement moins sur ses qualités intrinsèques que sur les principes de sélection prévalant dans son univers social. La sélection des plus aptes n’est que la sélection des plus aptes à se faire sélectionner ; loin de constituer un facteur explicatif, cette sélection est précisément ce qu’il s’agit d’expliquer. En l’occurrence, l’efficacité est devenue est principe de sélection au sin de la société américaine après que les grandes entreprises se sont installées dans son paysage économique. Plutôt que de contribuer à l’universalisation de l’efficacité, il serait donc plus adéquat d’essayer de comprendre pourquoi ce référentiel a acquis la précédence sur ces principes hier structurants que furent la justice, la séniorité, la loyauté, ou l’égalité. Car il n’est pas d’avantage naturel, pour un être humain, de valoriser la performance que de chérir la liberté, l’honneur, la démocratie ou le profit.

— Le maniement des hommes, p29
La Découverte

Organiser, c’est faire société, à chaque instant, au moyen d’un agencement rationnel d’artefacts, d’individus et de normes. Une organisation n’est pas une institution, au sens où elle est sans fondements constitutifs ni permanence. Elle se recrée continuellement et elle est vouée à disparaître. Elle ne fait sens que par rapport à l’horizon en devenir de ses composantes et de ses finalités, et non en référence à un passé fondateur ou à un ordre transcendant, immémorial et immuable. Le management n’assure pas la perpétuation d’un groupe en organisant ses activités productives ; il assure la perpétuation d’activités productives en organisant les groupes chargés de les accomplir. En d’autres termes, le manager produit rationnellement non pas des biens ou des services, mais des groupes arrangeables, contrôlables et efficaces.

— Le maniement des hommes, p45
La Découverte

Cette anthropologie économique reflète le type de domination qui prévaut alors dans les usines ; si tout ressemble à un clou pour qui ne possède qu’un marteau, tout travailleur ressemble à un homo oeconomicus pour le dirigeant qui ne dispose que de l’instrument des salaires. Sans doute les dominants ont-ils toujours besoin de se donner des dominés une image qui justifie leur domination et leur mode de domination. C’est vrai des propriétaires comme des managers, même si les uns et les autres justifient différemment leur ascendant. Ce qui fait la légitimité des premiers, c’est leur capacité à engendrer un profit en risquant leur patrimoine. Les seconds se légitiment quand à eux par leurs compétences en matière de contrôle et d’organisation, par leurs connaissances objectives et par leur aptitude à tisonner leurs subordonnés. À la fin du XIXe siècle ; cette seconde légitimité était loin d’être reconnue, sans doute les managers scientifiques n’ont-ils d’autres choix, s’ils veulent convaincre de leur utilité, que de s’approprier le portrait du travailleur en calculateur marchand.

S’étant réapproprié la cosmologie des propriétaires et des économistes, les premiers managers modernes vont considérablement développer les aspects non marchands du gouvernement des travailleurs. Dès 1881, Taylor introduit les études de temps à l’usine Midvale, car il comprend que le système des primes ne peut fonctionner sans l’armature normative qui va bientôt constituer le cœur de sa méthode. Il précise ainsi, quatorze ans plus tard, que son dispositif de salaire aux pièces « implique de conserver des mesures soigneuses et systématiques des performances de chaque homme en matière de ponctualité, de présence, d’honnêteté, de rapidité, de compétence et de précision ». Déterminer scientifiquement les taux de rémunérations — plutôt que par négociation et suivant la coutume, comme c’est alors l’usage — lui paraît alors le meilleur moyen d’éviter les arguties salariales permanentes.

S’il s’inscrit dans les rapports de pouvoir qui lient les travailleurs aux propriétaires, le manager moderne obéit à ses principes et à ses finalités propres, qu’il tend à imposer aux entreprises en lieu et place du référentiel marchand. La rationalité managériale moderne est à la fois une cosmodicée reconduisant les principes généraux de la domination salariale et une sociodicée justifiant l’autonomie, l’autorité, le statut et les méthodes des cadres. Se refusant à dissoudre — ou même à questionner — les dichotomies induites par la relation salariale et la domination marchande, les doctrine managériales qui succèdent au management scientifique ne peuvent, pas d’avantage que lui, résoudre les problèmes engendrés par ces inégalités de fait. Ces doctrines sont donc vouées à se succéder dans l’échec. On n’enfonce pas un clou avec un tournevis.

Tout au long du XXe, l’élément marchand conserve une place très secondaire dans la littérature managériale, en dépit de l’introduction croissante de considérations financières, commerciales et marketing au cœur même des processus de production. À l’inverse, le marketing et la vente sont progressivement théorisés à l’aune de la gestion. On assiste ainsi à une double harmonisation de la production et de la consommation : soumises l’une et l’autre aux mêmes principes managériaux, elles tendent à former une continuum virtuellement illimité. Alors que le propriétaire marchand voit son entreprise au prisme du marché, le manager moderne « voit le marché au prisme de l’organisation », comme l’affirment deux théoriciens majeurs de la gestion.

— Le maniement des hommes, p139
La Découverte

Jusqu’au milieu du XIXe siècle, de part et d’autre de l’Atlantique, le travail dans les manufactures est plus constant et plus régulier que le labeur agricole, mais il n’est pas davantage rationalisé pour autant. Au sein des ateliers, les relations de travail restent informelles et l’on besoin la plupart du temps irrégulièrement et selon ses propres méthodes, sans instructions écrites ni surveillance hiérarchique. Les très lâches législations du travail n’incitent les dirigeants à se soucier de ses conditions d’exécution. Quels outils un ouvrir peut-il manier ? Quelle quantité et quelle qualité de travail peut-il fournir ? Combien le rémunérer en échange ? Jusqu’à l’apparition du management scientifique, le gouvernement des travailleurs ne va guère plus loin.

Les usines sont aménagées selon leurs opérations techniques ou leurs processus de fabrication. L’organisation des tâches reste largement du ressort des ouvriers et des tâcherons, auxquels les patrons achètent d’ordinaire l’exécution de services donnés ou de produits plus ou moins finis. Le contrat qui les lie précise le résultat du travail mais non son organisation. « L’encadrement y est très réduit, note un chercheur français à propos des premières usines françaises et anglaises : un contremaître peut encadrer une centaine de personnes ou plus. Ces contremaîtres sont moins tournés vers des tâches de surveillance à des fins d’intensification du travail que vers la réalisation d’opérations à forte valeur ajoutée. » On ne retrouve, en somme, dans ces fabriques et ces manufactures, ni la division du travail d’encadrement, ni d’objectivation des connaissances, ni la dépersonnalisation des relations hiérarchiques qui caractériseront le management moderne.

Au cours de la première révolution industrielle, ce sont avant tous les arrangements matériels qui se trouvent rationalisés, dans l’idée que, une fois les machines bien réglées, le gouvernement des travailleurs peut se réduire à la discipline des contremaîtres et au paternalisme des patrons. C’est dans l’écart entre ces deux pôles — impersonnalité machinique d’un côté, discipline et patriarcat de l’autre — que se déploie l’entendement moderne du management.

Tout au long du XIXe siècle, les machines concentrent l’essentiel de l’attention des ingénieurs et des savants qui s’intéressent aux établissement industriels américains et anglais. L’ordonnancement machinique de la production tient lieu d’organisation du travail. La raison en est, selon deux historiens anglais de la gestion, que « les gains réalisables au moyen de développements techniques étaient si importants et si évidents qu’il existait peu d’incitations à tourner son attention vers d’autres aspects du sujet ». Les ingénieurs s’intéressent donc relativement peu à l’ergonomie et aux relations intervindividuelles. Le contremaître surveille, punit et discipline, tandis que l’ingénieur arrange les moyens de production.

Robert Owen observe en 1817 que, « à la suite de l’expérience des effets bénéfiques attribuables au soin et à l’attention appropriés portés aux appareils mécaniques, il devint aisé à un esprit réfléchi d’en conclure que les avantages au moins aussi égaux proviendraient de l’application d’un soin et d’une attention similaires portés aux instruments vivants ». S’il considère les travailleurs comme des « machines vivantes » pouvant « être facilement formés et dirigés de manière à produire un accroissement conséquent des gains pécuniaires », le son et la morale restent les points cardinaux de sa conception du gouvernement des usines. Ainsi est-il plus proche du patriarcat que du taylorisme. Les travailleurs restent à ses yeux des enfants devant être proprement nourris, soignés, logés, vêtus, éduqués et catéchisés.

Quelques années plus tard, le Britannique James Montgomery applique la nation de « management » à des processus de fabrication, des machines, des pièces, des moteurs, des courroies, des usines, des départements d’usines et des matières premières, mais jamais à des êtres humaines, auxquels il réserve le terme « gouvernement ». Son ouvrage technique sur les manufactures de coton américaines traite d’arrangements mécaniques et de coûts, mais il ne dit mot de l’autorité, de la discipline ou de l’organisation du travail qui doivent y prévaloir. Le bon manager calcule, arrange, améliore et optimise des réalités inanimées. Chargés de « garder toute la machinerie en bon soin et en bon état de marche », il n’a pas à se préoccuper des travailleurs ; tout au plus s’efforcera-t-il d’être en bonne entente avec eux.

— Le maniement des hommes, p155
La Découverte

Certes, ce sont des mécaniciens et des ingénieurs qui introduisent le vocable de « management » dans l’usine, avant que s’en saisissent les superviseurs et les cadres ; certes ; ce sont souvent des ingénieurs mécaniciens qui peu à peu prennent en considération l’organisation du travail ; mais que le management moderne apparaisse au voisinage des machines ne signifie pas qu’il naisse de leur usage. Ce n’est pas parce qu’ils arrangent des appareils de production que les ingénieurs industriels se mettent à organiser les travailleurs. L’introduction de machines de plus en plus complexes et rapides peut entrainer la rationalisation des tâches, mais ce n’est pas systématiquement le cas. La chaîne d’assemblage de Ford à River Rouge fonctionna tout aussi bien sous la responsabilité d’ingénieurs et de comptables que sous la férule de Harry Bennet et de ses gros bras.

Disons-le tout net : il n’existe pas de lien causal direct entre l’essor des machines industrielles et la transformation de gestion en un mode de gouvernement des employés. Si le management scientifique était substantiellement lié à l’usine et à la mécanique, il ne se serait pas imposé aussi difficilement en Angleterre, berceau de la révolution industrielle. Hors de Etats-Unis, les ingénieurs industriels sont en effet plus lents à tourner leurs regards des outils vers les personnes. En Grande-Bretagne, le fait que le management ne s’applique pas d’abord aux usines et aux matériaux, mais aux corps et aux âmes, ne devient évident qu’à partir des années 1940.

— Le maniement des hommes, p167
La Découverte

On trouve la meilleure illustration de ce phénomène dans la création de cartels américains. À l’extrême fin du XIXe siècle, les États-Unis connaissent d’impressionnantes concentrations des capitaux et des capacités productives que ne parviennent pas à freiner ni le Sherman Act de 1890 ni le Bureau of Corporations créé treize ans plus tard. Ces combinaisons d’entreprises ont une visée strictement pécuniaire : il ne s’agit pas de contrôler ou d’organiser la production plus efficacement, mais, avant tout, de réaliser une confortable plus-value au moyen d’un plan astucieux de capitalisation ou de recapitalisation. Loin de représenter de belles mécaniques managériales, les cartels restent, dans l’ensemble, des structures branlantes dont la direction est marquée par l’improvisation, les atavismes patriarcaux, l’empreinte très personnelle d’un ou deux dirigeants et l’absence de communication interdépartementale. C’est justement parce qu’elles sont moulées sur l’ancien modèle militaire centralisé que certaines unités de production gonflent jusqu’à des tailles considérables. Leur grande envergure est moins le produit du génie managérial de leur dirigeant que la conséquence involontaire de leur manque d’imagination. Ce sont les problèmes engendrés par cette inflation institutionnelle incontrôlée, davantage que l’ouverture d’un éventail de possibles, qui ont incité dirigeants et ingénieurs à tourner leur attention vers les méthodes nouvelles d’organisation des travailleurs. Ainsi, la création de gigantesques usines, au début du XXe siècle, fait saillir l’insuffisance des méthodes d’administration de l’époque plutôt qu’elle ne découle de leur sophistication.

Loin de susciter immanquablement l’essor d’une bureaucratie méthodique, la grande taille d’un collectif humain peut entraîner la décentralisation des décisions et le laisser-faire généralisé. Dans le passé, des armées, des États, des empires et des cités de proportion colossales ont crû et perduré sans avoir été gouvernés de manière managériale, ni même très rationnellement. Quand un ingénieur ferroviaire américain affirme que « plus une organisation est complexe et étendue et plus une méthode ordonnée est essentielle », il ne s’agit pas d’une vérité universelle historiquement démontrée, mais d’une profession de foi. Aucune relation causale n’a pu être dessinée, à ce jour, entre la taille d’une organisation et le degré de rationalité des décisions qui y sont prises ou la proportion de cadres œuvrant en son sein — des travaux de Seymour Melman et Reihnard Bendix ont même trouvé une corrélation inverse. En d’autres termes, ce n’est pas parce qu’une entreprise est de grande taille qu’elle compte beaucoup de cadres modernes et qu’elle est gouvernée de manière managériale.

La réciproque est également vraie. Les principaux architectes du management scientifique ne sont pas au service des plus grandes entreprises américaines de l’époque. Ils œuvrent plutôt pour de petits patrons novateurs, quand ils ne sont pas eux-mêmes dirigeants d’affaire, comme c’est le cas de l’ingénieur Henry Towne. La Midvale Steel Company, où Taylor expérimente ses études sur le temps dès 1881 et brouillonne pendant presque dix dans les contours de son système, est une entreprise relativement modeste d’ingénierie et de travail des métaux. Les deux entreprises qui deviennent par la suite les vitrines du taylorisme, la Tabor Manufacturing Company et la Lonk-Belt Engineering Company, sont également de taille moyenne.

Aux Etats-Unis, à l’orée des années 1910, des systèmes d’organisation inspirés du management scientifique sont appliqués à de petites fermes familiales où un père et son fils abattent le gros du travail. Le taylorisme est également popularisé auprès de la ménagère américaine, au moment précis où elle doit faire de plus en plus elle-même, « à mesure que ses domestiques, ses filles et ses parents non mariées ainsi que les grands-parents quittent le foyer et que des tâches autrefois réalisées par des agents salariés (lessive, livraison, distribution du lait) sont maintenant déléguées à la femme au foyer », comme l’écrit une historienne américaine. Ce qui fait ainsi l’attrait des méthodes tayloriennes, c’est précisément qu’elles permettent de « ménager à peu de frais et sans l’aide d’aucun domestique une grande et généreuse demeure ».

Aux XVIIIe et XIXe siècles, le terme « management » fait déjà sens, en référence à des groupes de taille extrêmement réduite. Pour l’auteure de célèbres conseils à la « maîtresse de maison américaine frugale », « la propreté, le goût et le bon sens peuvent caractériser le management d’un foyer de petite taille et la disposition d’un ameublement restreint aussi bien que ceux de plus importants ». Des doctrines de gestion écolières sont par ailleurs élaborées aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne avant que l’existence de directeurs, d’administrateurs et de surveillants ne devienne chose commune. De même, comme l’observe Adam Smith en 1776, « la plupart des fermiers n’emploient aucun superviseur pour diriger les opérations générales de la ferme ». Les diverses méthodes rationnelles de gestion qui commencent alors à être développées le sont ainsi en dehors de tout schéma élaboré de division des tâches.

Si l’apparition et l’essor de la rationalité managériale moderne ne sont pas fonction de la taille des institutions où elle se déploie, ils ne sont donc pas non plus relatifs au degré de division du travail qui y prévaut. La « division du travail » est certes une notion centrale des économistes depuis le XVIIIe siècle, Marx la considérant même comme « la catégorie des catégories de l’économie politique », mais elle n’est pas un pilier de la rationalité managériale. Hier comme aujourd’hui, les penseurs du management délaissent ce terme ou le subsument sous celui de « coordination ».

D’avantage que la carrure organisationnelle des entreprises américaines ou le degré atteint par la division du travail en leur sein, le développement du salariat, sans aucun doute, a favorisé directement le succès du management moderne. Le pourcentage d’employés américains salariés passe, entre le début et la fin du XIXe siècle, de 20 à 50. La classe moyenne est alors constituée de moins en moins de petits entrepreneurs indépendants, même si ceux-ci restent économiquement et politiquement influents, au profit des salariés, et en particulier des cols blancs. La dépression qui fait suite à la crise de 1929 va renforcer encore leur assise, car ils sont moins frappés par le chômage que les ouvriers et moins affectés par la chute des profits que les propriétaires.

Il a sans doute fallu que le marchandage entre patrons et ouvriers fasse place à au salariat pour que se développe véritablement le management moderne. En réduisant à la portion congrue le rôle des transactions pécuniaires dans les relations de travail, le salariat contribue à la marginalisation des aspects économiques du gouvernement des travailleurs, préalable au mûrissement de la nouvelle logique managériale. La formidable énergie déployée par Taylor pour éradiquer toute forme de marchandage au sein des usines qui l’emploient est à comprendre dans cette perspective. Aux yeux du cadre moderne, le salariat consolide son ascendant sur des subordonnés en sapant leur autonomie. Il réinstaure ainsi la dépendance du fait qui caractérise les sujets du management domestique.

On ne peut vraiment gérer un employé qui organise lui-même son travail. Sous un rapport salarial, en revanche, l’organisation et le contrôle du travail ne reposent plus sur un accord négocié mais sur une norme objective arrêtée par les managers. Lié plus fermement et plus durablement à l’entreprise qui le rémunère, le salarié n’est plus un sujet libre ayant négocié sa collaboration temporaire à une somme déterminée de tâches. Il est pris dans les rets d’arrangements matériels, normatifs et sociaux dessinés par d’autres. L’entreprise loue sa disponibilité, son temps et sa malléabilité davantage qu’elle n’acquiert le fruit de son travail ; elle ne lui achète pas le produit qu’il fabrique à sa guise, mais un service dont elle paramètre l’exécution. Le salariat constitue ainsi une puissance disciplinaire facilitant sans conteste l’acceptation des méthodes managériales modernes.

— Le maniement des hommes, p178
La Découverte

Faire plonger les racines du management moderne jusqu’aux profondeurs les plus lointaines de l’histoire est une façon courante, pour ceux qui en vivent, d’en asseoir l’universalité. « L’art de l’administration est vieux comme la race humaine. Même le loup à la tête d’une meute est un administrateur », affirme typiquement le professeur d’administration des affaires Edward Jones ; il énumère à ce titre quelques vagues analogies entre l’administration d’un État et le management d’une entreprise. Peter Drucker fait quand à lui des pharaons les premiers grands managers, et l’auteur de manuels de gestion à succès Stephen Robbins n’hésite pas à affirmer que « les problèmes de la théorie des organisation sont posés dans la Bible ».

Sans doute les premiers pas d’un science sont-ils toujours ainsi placés par ses tuteurs sous le patronage d’illustres devanciers : mais le fait que le management moderne soit, pour une grande part ; l’œuvre de consultants devant convaincre une clientèle accentue considérablement cette penta naturelle. À les entendre, non seulement le management moderne a existé de tout temps, mais encore peut-il prospérer en tout lieu, s’appliquer à tout collectif humain et valoir pour toutes sortes d’activités.

« Un certain type d’organisation, qu’il soit appliqué au développement d’empires ou à des ateliers industriels, produit un très grande efficacité », avance le consultant Harrington Emerson, dont les œuvres font références aux guerres napoléoniennes, aux insectes, aux Eskimos et à sa propre enfance. Pour Henri Le Chatelier, qui fut lui aussi ingénieur conseil, « le système Taylor n’est autre chose que l’application des principes de l’organisation et de la méthode scientifique aux travaux de toute nature ». Selon le consultant Alexander Hamilton Church également, « dans toutes les industries, les fonctions et les principes de l’administration sont universellement applicables ». Dans les années 1930, un auteur pionnier du management avance pareillement qu’il « existe des principes qui peuvent être tirés de l’étude des expériences humaines en matière d’organisation et qui devraient gouverner les arrangements des associations humaines en tout genre. Ces principes peuvent être étudiés comme une question technique indépendamment de la finalité de l’entreprise, de son personnel ou de toute théorie constitutionnelle, politique ou sociale ayant présidé à sa création ». Elle aussi consultante, Mary Parker Follett applique les principes du management au gouvernement fédéral et aux institutions internationales.

Les théoriciens du management et des organisations tendant à définir leur objet de manière extrêmement inclusive, sans même faire référence à l’entreprise privée. Écoutons certains d’entre les plus influents. Chester Barnard : « Une organisation, simple ou complexe, est toujours un système impersonnel d’efforts humains coordonnés. » Philippe Selznick : une organisation « est un instrument technique visant à mobiliser des énergies humaines et à les diriger vers des buts prédéfinis ». Herbert Simon : « Les organisations sont des systèmes de comportements conçus pour permettre aux humains et à leurs machines d’atteindre des objectifs. » Le même Simon et James March : « Les organisations sont des assemblages d’être humains interagissant. » Daniel Katz et Robert Kahn : le management rassemble les « activités organisationnelles s’occupant du jugement, de la coordination et du contrôle des ressources, des personnes et des sous-systèmes ». Henry Mintzberg : une organisation est une « action collective à la poursuite de la réalisation d’une mission commune ». John Kotter : « Les managers ”organisent“ pour créer des systèmes humains qui peuvent réaliser des plans aussi précisément et efficacement que possible ». Gary Hamel : une organisation est une « communauté d’objectifs ».

De l’avis du plus éminent penseur du management de la deuxième moitié du XXe siècle, « une organisation est un groupe humain composé des spécialistes travaillant ensemble à une tâche commune ». On peut donc comprendre une grande entreprise privée, affirme-t-il encore, « comme une institution sociale organisant les efforts humains en vue d’une même fin ». Selon lui, « après la Seconde Guerre mondiale, nous avons lentement pris conscience que le management n’était pas le management de l’entreprise. Il se rapporte à tout effort humain pour rassembler au sein d’une organisation des individus aux compétences variées ». On ne saurait donc douter, selon lui, de l’ « universalité du management ».

Pour une majorité des auteurs précités, une organisation désigne un système formel de règles et d’objectifs tournés vers des buts prédéfinis. Cette définition extrêmement englobante s’applique aisément à tous types de groupements. Quel collectif, en effet, n’est pas une coordination finalisée d’individus ? Armés d’une telle description, on peut même imaginer que les gorilles, les fourmis et les amibes font du management sans le savoir.

À prétention universelle, les sciences de gestion n’en sont pas moins issues, pour la plupart, d’une même et unique institution : l’entreprise privée. Si Philippe Selznik, Peter Blau, Herbert Kaufman ou encore Herbert Simon ont élaboré un pan non négligeable de la théorie des organisations en référence à des administrations publiques, l’entreprise reste l’institution focale des doctrines managériales et de la théorie des organisations. L’universalisme du management moderne cache aussi, bien souvent, une extension à tout type de relation d’une configuration propre au gouvernement des travailleurs industriels.

Les experts en psychologie organisationnelle Daniel Katz et Robert Kahn développent par exemple une théorie des systèmes ouverts « applicables à tout processus dynamique récurrent, à tout motif cyclique se produisant dans un contexte plus général » — soit virtuellement à tout. Seulement cette théorie est fondée presque exclusivement sur la psychosociologie des ouvriers. Comme ils l’avouent eux-mêmes, « la psychologie industrielle est devenue la psychologie organisationnelle ». La grande entreprise de production est ainsi érigée en modèle de toutes les organisations sociales sans que cela ait besoin de se justifier, comme s’il s’agissait d’une évolution naturelle et inéluctable.

Sans d’avantage de retenue, Jay Forrester, professeur à la Sloan School of Management du MIT, étend aux dynamiques urbaines, et bientôt au monde entier, des schémas élaborés en référence à l’entreprise : « Au épart, avoue-t-il au terme de ses réflexions, les caractéristiques des systèmes sociaux ont commencé à apparaître à partir de la modélisation de structures décisionnelles d’entreprises. » Dans un élan semblable, sous couvert d’élaborer une science de l’organisation universellement valable, une majorité de théoriciens du management universalisent la logique managériale moderne.

Loin d’en questionner les présupposés et les singularités, nombres d’historiens du management, eux aussi, en projettent la figure telle quelle sur la frise de l’histoire. De l’avis de deux d’entre eux par exemple, « partout où des activités humaines sont menées sont une forme organisée et coopérative, on doit trouver du management. Les ateliers et les marchés de la Grèce, de Rome et de civilisations antérieures doivent figurer dans l’histoire complète du management ». Ils se plaignent ainsi que le gouvernement du champ économique n’ait pas retenu l’attention des historiens et des observateurs, tandis que l’étude du gouvernement des cités et des États fut de tout temps une science noble. S’ils ne proposent aucune explication à cette discrimination intellectuelle, elle a pourtant une raison évidente : au regard des responsabilités du roi, du politicien et de l’administrateur de province, aussi loin que l’on remonte, le management domestique a toujours été assimilé à une activité de second rang.

Pour d’autres historiens du management faisant autorité, tels Claude George au Daniel Wren, le management est une sorte de caractéristique génétique de l’humanité. Ainsi, écrit le premier, « une véritable histoire détaillée du management serait une histoire de l’homme ». Aux dires du second, « le management en tant qu’activité a toujours existé pour réaliser les désirs des gens au travers d’efforts organisés. » Deux historiens de la gestion britannique avancent pareillement que « le management est aussi vieux que la civilisation humaine ». Et ces auteurs de considérer comme des managers à part entière les chefs militaires, les prêtres, les juristes, les dirigeants politiques et les entrepreneurs marchands.

Les principes d’efficacité, d’organisation, de contrôle et de calcul informent indéniablement nombre de pratiques passées. Depuis son apparition, il y a plus de dix mille ans, l’agriculture n’est-elle pas une forme de management de la nature ? Ne montre-t-elle pas, chez ses praticiens, une aptitude à la planification, à l’arrangement, au contrôle et au calcul ?

Certes oui. Seulement, si les principes de la gestion moderne peuvent animer les activités humaines tout au long de l’histoire humaine, il faut attendre Taylor pour les voir mis en cohérence et en système. C’est un anachronisme que d’assimiler au management moderne des pratiques marquées par la personnalisation, l’autonomie individuelle, la tradition, la religiosité, l’oralité et le soin.

Les investigations historiques sont inévitablement tributaires de schémas mentaux donnés : on ne peut voir le passé que dans le miroir convexe du présent. Bien des histoires et des théories de la gestion paraissent néanmoins décupler cette distorsion pour prendre des airs de mythologie. Plutôt que d’interroger les axiomes propres à la rationalité managériale moderne, combien d’historiens et de théoriciens de la gestion ne se contentent-ils pas de les prendre comptant, d’en souligner plus encore les traits et d’en légitimer les aboutissements contemporains, recherchant ainsi, dans les profondeurs de l’histoire rétrospective, l’écho rassurant de leurs certitudes plutôt qu’une altérité dérangeante, et contribuant du même coup à naturaliser davantage leur objet plutôt que d’en questionner les qualités singulières ?

— Le maniement des hommes, p207
La Découverte

Le recueuil de la falaise verte

Tchao-tcheou et les grands radis

Un moine demande à Tchao-tcheou : « J’entends-dire que vous, précepteur, avez vu vous-mêmes Nan-ts’iuan. Est-ce vrai ? »
Il vaut mieux voir une fois qu’entendre mille fois.) — (Salue !) — (Il faut voir clairement.)

Ryôkei « ajoute des mots » : « À quoi sert de compter les trésors précieux qui appartiennent à quelqu’un d’autre ? »

Tchao-tcheou lui répondit : « La province Tchen produit de grand radis. »
(Cette réponse soutient le ciel et supporte la terre.) — (Elle coupe le clou et tranche le fer.) (LA flèche passa à Silla) — (Il faut prendre garde à un homme dont la mâchoire inférieure est visible de l’arrière. Donc, il vaut mieux ne pas le contacter.)

Dans la troisième parenthèse, « Silla » est le nom de l’ancien royaume de la Corée. Elle signifie qu’on ne peut pas deviner le sens de la réponse de Tchao-tcheou. La flèche a disparu en un endroit très lointain. La quatrième parenthèse signifie qu’il faut être vigilant devant Tchao-tcheou dont la parole e peu être mâchée.

Ryôkei « ajoute des mots » : « On peut parler sur n’importe quoi mais il vaut mieux avoir de bonnes sources. »

Nan-ts’iuan et Tchao-tcheou sont deux grands maîtres renommés du Tch’an (Zen). Naturellement, ce moine sait bien que Tchao-tcheou est disciple de Nan-ts’iuan. Sa question a un sens plus profond au travers de ces termes : « Avez-vous succédé à Nan-ts’iuan dans la Loi ? » La réponse du Zen (Tch’an) est très percutante : « C’est à moi que j’ai succédé » ou « Je n’ai pas de Maître ». Lorsqu’un maître du Zen (Tch’an) fonde un temple, il répète mainte fois :« Il n’y a pas de fondateur de ce temple. » Ce qui provoque une réponse réaliste comme celle de Tchao-tcheou dans cette règle.

— Le recueuil de la falaise verte, p36
Albin Michel

Lobo Antunes, António

  • Va-t’en, hurlions-nous, va-t’en va-t’en, à un homme qui chancelait entre les tentures, ses lunettes à la main, son double menton luisant de sueur et tremblant d’indécision. Va-t’en, répétions-nous, va-t’en va-t’en, jusqu’au moment où un infirmier a surgi du couloir, a tiré l’interné par sa veste graisseuse et l’a entraîné loin de nous dans un raclement de semelles en caoutchouc sur le parquet ciré. Des murmures indignés parcouraient encore le collège (qu’un interné ose interrompre la réunion des médecins) quand le socialiste démocratico-révolutionnaire qui présidait, assisté de deux docteurs socialistes démocratico-révolutionnaires qui prenaient posément des notes, nous a informés que l’on avait voté à l’unanimité la participation active des malades à la gestion de l’hôpital, les psychiatres se sont alors levés, enthousiasmés, pour saluer cette mesure socialiste, démocratique et révolutionnaire d’une tempête d’applaudissements.

Je riais en pensant aux arguments absurdes par lesquels ils tentaient de concilier le marxisme et la psychiatrie, c’est-à-dire la liberté et leur condition de geôlier, je riais de tout ce qu’ils étaient capables d’inventer pour apaiser leur mauvaise conscience, psychiatrie sociale, sectorisation, psychiatrie démocratique, antipsychiatrie, je riais de leurs justifications et de leur subterfuges, je riais dans le crépuscule d’Alentejo qui descendait sous forme de grandes lames bleues sur la cime des arbres en faisant onduler les branches dans des frissons de marée, une mer avec des oiseaux, Joana, qui dans leur chant faisaient entendre, comme doivent le faire les poulpes dans le leur, les voix colorées de leur silence où un vent d’algues palpite comme une artère sur un front.

Nous sommes comme le marié, me disais-je, à cheval entre des engagements impossibles, indécis, pâles, angoissés, discutant solennellement de ce que nous appelons des cas cliniques, femmes déprimées, hommes qui voient des esprits, adolescents blindés dans un silence terrifiant. Que pensez-vous de ce malade ? Quelle est votre opinion ? Pourriez-vous apporter votre contribution, cher confrère ? N’a-t-il triangulé ? Personnalité prégénitale ? Narcissisme primaire ? Schizophrénie incipiens ? Syndrome de Konrad ? Et il riait de bon cœlacantheur en se disant Qu’est-ce que tout ça a à voir avec la vie, qu’est-ce qu’il y a de réel, de vrai, d’authentique dans ce stupide tube à essai, dans ces gros mots idiots, dans ces explications qui n’expliquent rien, dans ce Reader’s Digest prétentieux ? Les psychiatres parlaient en tendant le doigt comme une baguette de chef d’orchestre, ils parlaient des autres, ils parlaient sur un ton faussement affectueux des autres, de la souffrance des autres, de l’angoisse des autres, sans s’apercevoir qu’ils étaient morts, Joana, définitivement morts, qu’ils dissertaient sur les vivants avec l’envie qui animent les gestes phosphorescents et mous des morts, avec leurs orbites creuses, leurs immenses bouches édentées.

— Connaissance de l'enfer, p166
Points
  • Ça va se lever à partir d’une heure. Mais le phare brame toute la journée, le spectre irréel d’un loueur d’articles de plage, estompé comme si on le voyait à travers des jumelles mal réglées, passe devant eux ne portant sur ses épaules des toiles inutiles, les piquets des tentes de plages proches se devinent à peine, et ils finissent par rentrer à la maison à tâtons en se reconnaissant les uns les autres à la tonalité de leurs éternuements, tandis que leur mère, un panama héroïque sur la tête, répète
    – Ça va se lever à partir d’une heure.
    tout en se préparant à faire sa distribution de cachets d’aspirine

Au déjeuner, on aperçoit par la fenêtre des cimes de pins qui émergent de la brume comme des points noirs sur une peau en mauvais état, et on feuillette des revues désolées tout au long de l’après-midi, penchés sur le soleil du calorifère en un tropisme de tournesols enrhumés. Dans le lit, les draps mouillés leur infligent des frissons de pneumonie et, quand leur corps commence à se dissoudre dans le sombre néant du sommeil, la plainte du phare les arrache brutalement à la paix des os péniblement conquise, comme quand on arrache un sparadrap sur les poils angoissés de nos bras. Et même à ce moment là, au cœur de la nuit dans laquelle s’agitent des arbres et des vagues brandies avec
colère, ils croient entendre la petite voix obstinée de leur mère reprendre la promesse monotone
– Ça va se lever à partir d’une heure. avec une insistance moqueuse.

De temps à autre, cependant, le mois d’août se réveille sans pluie, avec une clarté voilée qui confère aux gestes et aux gens des soupçons d’ombre. Les membres reprennent une consistance charnue, des nuages de la couleur des uniformes militaires s’entassent au-dessus de la montagne comme des sacs mal remplis, une vapeur de bérets basques se pose sur la tête crénelée du château, un pan de bleu s’emplit de canards au-desus de la mer, et des dizaines de peignoirs de bain, émerveillés, se disant les uns aux autres la joie sans nom de ce miracle dans un rire de bonheur extasié :

– Ça s’est levé !

Zé, l’homme de Félicia, un sifflet pendu à son cou, tente l’audace suprême du drapeau orange, on étend sur le sable des serviettes victorieuses, on se frictionne le ventre d’une vingtaine de crèmes, quelques âmes suicidaires, prenant des poses de cigogne en lévitation, aventurent un pied dans l’ourlet glacé de l’écume, en se confirmant mutuellement

– Quelle belle journée

— Connaissance de l'enfer, p360
Points

Lie, Sissel

Many of us have experienced the pleasure of coming upon a book that talks to us about what we need at exactly that moment. We find a text that resembles the texts we would like to write; it inspires or provokes. Does it invite us into a dialogue? Do we want to go on exploring its questions or our difficulties with them? Our own text is written into a network of texts in dialogue with each other. It is important to find the texts that help us think more and better. There we find methods, theories, concepts. They help us structure and reflect on our own text. Citations can be the starting point for our own thoughts, especially useful when we are stuck. But we also know that we can be invaded by a book, good or bad, unable to free ourselves from it. For many fiction writers this is one of the reasons they stop reading at a certain point in the writing process.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

When our texts are too provocative, the reader may give bad advice; then rewriting might weaken the qualities of the first version. It is important to resist advice that we feel is not good for our text; the writer owns the text! But what in the text created the negative reaction? Perhaps we need to change something else?

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Often the first draft of a text will be unreadable to others because it is written in a private language.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Now, when the text is close to being finished, it is time to start the mourning process: What questions do you not have space to address this time? What do you have to let go? Can those questions be addressed another time, in the ongoing dialogue between the writer and other researchers? Feel free to say something about this in your conclusion!

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Make a list of all your excuses for not writing, and have a hearty laugh.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Lykke, Nina

Each of the texts echoes the feelings of rage and powerlessness that you, as an embodied and intersectionally situated subject, experience when you and the group with which you identify are denied a speaking position within the framework of the overarching movement under whose banner you signed up in order to actually let your critique of present societal conditions be heard. To be relegated to the position of a mute object because parts of your intersectionally situated identity are foreclosed and denied the space to unfold is, of course, in the context of social movements, extremely painful and causes a lot of rage that is added to the already-existing feelings of pain and rage vis-à-vis unjust societal and cultural conditions, which are what led you to the movement in the first place.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

While it is rage-provoking and painful when the movement you desired to be part of denies aspects of your identity, it is conversely a great pleasure and cathartic relief when you get to claim a platform for disidentifying and for speaking these stories that “resist telling” (Crenshaw 1991, 1242).

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Magris, Claudio

Un peu d’ordre, d’accord, j’allais le dire, entre autres parce que sinon je m’y perds, moi le premier. Du reste ce n’est pas ma faute ; avec toutes ces questions qui se chevauchent, les réponses aussi s’entremêlent, parce qu’à chaque fois il faut que j’y pense et quand je réponds, une autre question est déjà arrivée et du coup on peut dire que je réponds à côté. Du reste c’est la technique de tous les interrogatoires.

Et ne me dites pas que vous ne me demandez rien, parce que je les entends quand même, vos questions ; je les lis sur vos lèvres fermées, sur la tête que vous faites, même quand vous n’êtes pas là, mais dans ces autres pièces, ou qui sait où, quand vous vous demandez toutes ces choses à mon sujet. Je les entends dans mes oreilles, criées, hurlées, répétées, des questions des questions des questions ; tout le monde veut tout savoir ; faire sortir de la tête d’un pauvre diable tout ce qui est à lui, les pensées, les images, les souvenirs, les faits. Il y a des tas de choses dans la tête, des sourires, des mers, des villes, des ouragans qui sifflent ; le vent pénètre en hurlant entre les haubans, il entre dans les circonvolutions du cerveau et ne réussit pas à en sortir, il tourbillonne vertigineusement d’un hémisphère à l’autre, le droit et le gauche, ici et là, boréal et austral. J’ai vu cette photo de moi, docteur Ulcigrai, sur votre bureau, j’ai compris que c’était la mienne à cause du nom, même si ce nom peut prêter à discussion… mais je me serais reconnu de la même façon dans cette galaxie nocturne qui explose dans l’immensité, dans cette corolle grise et blanche qui s’effeuille dans l’obscurité, portrait-robot de la personne recherchée, et du détenu Salvatore Cippico-Cipiko, photo d’identité du forçat Jorgen Jorgensen, portrait officiel de Sa Majesté le roi d’Islande, I.R.M. technique Brainvox, j’ai entendu ce que disait votre sous-fifre dans le jargon sibyllin coutumier aux inquisiteurs.

— À l'aveugle, p50
L'arpenteur

McCarthy, Cormac

Qu’est ce qu’il est censé être ce type, le suprême salaud ?
Je ne crois pas que c’est comme ça que le décrirais.
Comment le décririez-vous.
Wells semble réfléchir. Je crois que je dirais qu’il n’a pas le sens de l’humour.
Ce n’est pas un crime.
Il ne s’agit pas de ça. Je vais essayer de vous faire comprendre quelque chose.
Allez-y.
Vous ne pouvez pas passer de marché avec lui. Permettez-moi de me répéter. Même si vous lui donniez l’argent il vous tuerait. Il n’y a personne sur cette planète qui ait jamais eu ne serait-ce qu’un mot de travers avec lui. Ils sont tous morts. Ce n’est pas bon signez. C’est un type hors-norme. On pourrait même dire qu’il a des principes. Des principes qui transcendent l’argent ou la drogue ou tout ce que vous voulez de ce genre.
Alors pourquoi vous voulez me parler de lui ?
C’est vous qui m’avez posé des questions sur lui.
Alors pourquoi vous me répondez ?
Parce que je crois que si je pouvais vous faire comprendre la situation dans laquelle vous vous trouvez ça me faciliterait les choses. Je ne sais rien de vous. Mais je sais que vous n’êtes pas taillé pour cela. Vous croyez l’être. Mais vous ne l’êtes pas.
On verra, n’est ce pas ?
Ceux d’entre nous qui seront là pour le voir. Qu’avez vous fait de l’argent ?
J’ai dépensé environ deux millions de dollars en putes et en whisky et plus ou moins gaspillé le reste.
Wells sourit. Il se renverse en arrière et croise les jambes. Il est chauss d’une luxueuse paire de bottes en crocodile, des Lucchese. Comment croyez-vous qu’il vous a trouvé.
Moss ne répond pas.
Vous êtes-vous posé la question ?
Je sais comment il m’a trouvé, ça ne se reproduira pas. Wells sourit. Eh bien c’est un bon point pour vous, dit-il.

— Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, p153
L'olivier

Michaud, Éric

Création largement romantique, inséparable de la formation des États-nations et de la montée de nationalismes en Europe, les invasions barbares n’ont jamais cessé d’exciter les passions et de diviser les historiens. La décomposition de l’Empire était-elle inéluctable ou fut-elle provoquée par l’arrivée des peuples germaniques ? Ceux-ci avaient-ils soudain fondu en masses compactes ou bien leur entrée dans l’Empire s’était-elle effectuée lentement et à la demande des Romains eux-mêmes ? Étaient-ils pacifiques ou féroces, guerriers ou paysans ? « La civilisation romaine n’est pas morte de sa belle mort. Elle a été assassinée. » Écrits sous l’occupation nazie, ces mots célèbres d’un historien français furent publiés en 1947, au lendemain d’une guerre avec un ennemi perçu comme héréditaire : ils disent assez combien la position de l’observateur dans le temps et dans l’espace, est toujours déterminante dans l’écriture de l’histoire.

La thèse de la décomposition interne de l’Empire qui avait prévalu jusqu’à la Seconde Guerre mondiale n’a jamais totalement disparu, même s’il est difficile d’évoquer aujourd’hui une quelconque « décadence » romaine. Et l’image des hordes barbares, cruelles et destructrices, qui semblaient devoir appartenir pour toujours à l’imaginaire des Européens, s’est pourtant singulièrement transformée au courant des XXe et XXIe siècles, rejoignant les vues que défendait Fustel de Coulanges à la fin du XIXe siècle. Pouvait-on vraiment parler d'«invasions germaniques » alors que ces Barbares, qui n’étaient pas même des nomades, avait été appelés et attirés par Rome et que, de plus, « aucun d’entre eux n’était "Germain" » ? À présent, la plupart des historiens s’accordent du moins sur deux points : il n’est plus possible de considérer ces groupes pénétrant sur les territoires de l’Empire comme des peuples homogènes, et ces peuples que depuis toujours on disait germaniques ne comptaient en réalité que très peu de « Germains ». Ce sont la Germanie de Tacite, redécouverte au XVe siècle, l'Histoire des Goths de Jordanès et l'Histoire des Lombards de Paul Diacre qui ont permis à quelques humanistes allemands du XVIe siècle d’imaginer que les multiples peuplades barbares qui habitaient au-delà du Rhin et du Danube — Burgondes, Saxons, Alamans, Goth, Vandales, Francs, Hérules, Wisigoths, Alains, etc. — étaient toutes des tribus (Stämme) « germaniques » et constituaient à ce titre les plus authentiques ancêtres des Allemands modernes. Cette représentation d’une absolue continuité des « Germains » aux Allemands est demeurée vivace : aujourd’hui encore, certains historiens prétendent écrire une « synthèse qui embrasse le passé allemand depuis l’entrée des Germains dans le monde occidental jusqu’à la réunification de 1990 », comme s’il était possible d’écrire deux mille ans de l’histoire d’un seul et même « peuple allemand », toujours identique à lui-même.

— Les invasions barbares, p13
Gallimard NRF essais

Il serait parfaitement vain de chercher à démonter que l’histoire de l’art fut — ou est encore — une discipline raciste. Elle ne l’aura été ni plus ni moins que les autres sciences sociales qui, toutes, furent touchées ou orientées par la pensée raciale de manière à classer et hiérarchiser les hommes en fonction de certains traits somatiques et psychologiques qui leur étaient attribués. Mais s’il reste important de comprendre la nature des liens qu’elle a tissés entre les hommes et leurs objets artistiques, c’est parce que ces liens ne sont pas encore tranchés, parce que le nous leur conférons un semblant de réalité chaque fois que nous scrutons ces objets pour y trouver les signes de leur origine « ethnique », c’est à dire collective. Parce que l’opinion qui demeure la plus commune sur l’art est qu’il incarne au mieux le génie des peuples.

— Les invasions barbares, p24
Gallimard NRF essais

Non seulement l’art n’avait pas péri avec l’arrivée des Barbares, mais ses véritables destructeurs avaient exercé leurs ravages bien plus directement et bien plus tard qu’on ne le pensait : « En un mot, on est beaucoup trop persuadé que le XVIe siècle a vu renaître la peinture, et l’on donne très improprement le nom de Renaissance à l’époque où cet art a commencé au contraire à recevoir les caractères de la dégradation. » Ce fut bientôt un leitmotiv de l’anticlassicisme en Europe : après l’éclat que le christianisme avaient donné aux arts, la Rennaissance, avec son retour au paganisme et aux modèles romaines, ne pouvait être que régression, déclin et décadence. Victor Hugo popularisait ce motif avec Notre-Dame de Paris (1831) : des le XVIe siècle, l’architecture « n’exprime déjà plus essentiellement la société ; elle se fait misérablement art classique ; de gauloise, d’européenne, d’indigène, elle de vient grecque et romaine, de vraie et moderne, pseudo-antique. C’est cette décadence qu’on appelle la Renaissance ».

Cette formidable inversion romantique, qui fut tout à la fois esthétique, politique, raciale et religieuse, est bien sûr indissociable de la propagande en faveur du gothique d’abord, mais aussi bientôt du baroque puis de l’expressionnisme. Elle constitue la vraie matrice de l’histoire de l’art comme discipline, puisque celle-ci est née précisément des coups de boutoir portés contre l’idéal classique, contre ton universalisme et sa prétention à ne pas dépendre de l’histoire. L’histoire de l’art commence avec le romantisme par la fragmentation de l’éternité classique — et cette chute de l’art dans la conscience historique s’effectue sous le signe des Barbares.

— Les invasions barbares, p126
Gallimard NRF essais

Monod, Jean Claude

Le mérite des schmittiens de gauche ou d’extrême gauche est pourtant de pointer la mise en place d’un mode de gouvernementalité « démocratique » qui banalise les procédures d’exception (au nom de la lutte contre des dangers nouveaux, du terrorisme à l’insécurité), et qui « grignote » petit à petit les garanties juridiques entourant les droits fondamentaux des individus aussi bien que les procédures démocratiques.

En revanche, la faiblesse de ces auteurs tient à la contradiction où ils se mettent lorsqu’ils font de l’exception la norme qui aurait prévalu depuis toujours, derrière des États de droit réduits alors à n’être que des façades, tout en valorisant absolument l’exception dans sa forme d’insurrection populaire antijuridique et/ou antiétatique. Pour porter, une critique des dérives sécuritaires actuelles ne devrait pas dénier la réalité de circonstances nouvelles créées, notamment, par une menace terroriste qui n’est pas un fantasme de Washington.

— Penser l'ennemi, affronter l'exception, p107
La découverte

L’invitation à une « politique libérée du droit » qui clôt État d’exception peut bien apparaître comme une belle utopie à Negri, elle nous apparaît d’une trop grande indétermination pour ne pas être potentiellement effrayante (qu’on songe aux formes de justice populaire pratiquées dans la Chine maoïste), et les diverses expériences de la politique prétendument « métajuridique » du siècle dernier ne nous incitent guère à le suivre sur ce point. Suggérer que le droit comme tel est inégalitaire ou antipolique n’a pas de sens. Si les moments constituants, la démocratie directe des conseils ouvriers, d’autres assemblées du peuple peuvent être effectivement posés en modèles d’une forme de démocratie plus vive, plus immédiate, plus « réelle » que le quotidien prosaïque et tendanciellement dépolitisé des démocraties parlementaire en régime capitaliste inégalitaire, cette valorisation ne vaut pas, à notre sens, en tant qu’elle suggèrerait que la vivacité démocratique serait en proportion inverse de la formalisation juridique et de l’institutionnalisation du pluralisme, mais bien qu’en tant qu’exemples de prise de parole et de contrôle politique maintenus dans l’intensité d’une participation politique maximale, non déléguée, et partant plus égalitaire dans ses modalités comme dans ses effets. L’intensification de la démocratie ne passe pas par le déclin du droit.

— Penser l'ennemi, affronter l'exception, p111
La découverte

La recherche d’une figure philosophico-politique « malfaisante » qui inspirerait la politique du gouvernement américain dans ses pires aspects a quelque chose de théoriquement séduisant, surtout peut-être pour des intellectuels qui peuvent alors « combattre des idées » identifiables et mises en forme par un auteur, lui-même « réfutable » (et de surcroît, dans le cas de Schmidt, historiquement « compromis »), mais elle manque assurément la réalité à la fois plus complexe et plus prosaïque d’une politique élaborée par des hommes d’État et des conseillers qui n’ont pas eu besoin de lire Carl Schmidt pour retrouver les « fondamentaux » de l’état d’exception, pas plus qu’ils n’ont besoin de Leo Strauss pour justifier (malaisément si ont tentait vraiment la chose à partir de Strauss) le programme d’une diffusion de la démocratie par la force militaire.

— Penser l'ennemi, affronter l'exception, p117
La découverte

Si le politique a, aux yeux de Schmidt, un lien d’essence avec la limite, c’est non seulement au sens de la frontière spatiale, mais aussi au sens métaphorique où le politique trace toujours une limite entre amis et ennemis. Tout idée d’une humanité politiquement unie et réconciliée, ayant dépassé la politique, avec l’antagonisme qu’elle implique, est ainsi tenue par Schmidt pour une chimère : la politique commence avec Caïne, donc avec la possibilité du meurtre. Toutes les grandes pensées du politique – aux yeux de Schmidt – sont « réalistes », en ce sens qu’elles partent du postulat de la dangerosité de l’homme pour l’homme. C’est Hobbes qui donne la clé anthropologique du Léviathan : l’État doit contenir la violence inter-humaine, et le dépassement de l’État au nom d’une prétendue libération de l’humanité ne reviendrait qu’à un déchaînement de la violence dans l’état de nature retrouvé (conséquence anarchiste qui guette selon Schmidt toutes les pensées dont l prémisse antipolitique est celle de la bonté naturelle de l’homme, empêchée par les mécanismes sociaux : de Rousseau à Marx aux anarchistes, et aux libéraux même – qui prônent finalement le dépérissement de l’État). Une juste conception politique dont donc viser à circonscrire la violence interner et la guerre, à la contenir, mais non à l'abolir. Outre qu’elle est illusoire, tout prétention à la réalisation d’un état politique de l’humanité unie et libre de toute politique est aussi néfast : sa réussite reviendrait aux yeux de Schmidt à une régression vers l’animalité d’une vie sans conflictualité, sans possibilité de sacrifice, sans autre horizon que la consommation et le divertissement.

— Penser l'ennemi, affronter l'exception, p127
La découverte

Foucault soulignait que l’idée d’un individu intrinsèquement, essentiellement ou potentiellement dangereux était une figure limite pour le droit : le droit a à juger des actes ; or, ici, il s’agirait de statuer sur des potentialités, des intentions supposées – dans le cas de a psychiatrie : des intentions inconscientes, des pulsions… dans le cas qui nous intéresse ici : ces intentions sont imputées aux individus du fait de leur « association », qui peut être parfois simplement une coprésence, une proximité physique ou géographique, avec des combattants appartenant à une organisation terroriste. Pour Foucault, cette catégorie criminologique est le négatif de l’idée humaniste d’amendement : l’individu inamendable, celui qu’il faut soit « garder » à vie, soit supprimer – deux formes d’enfermement indéfini ou de condamnation à mort que la conscience juridique humanitaire moderne réprouve… inégalement (la peine de mot n’est pas abolie partout, et notamment pas aux États-Unis, comme on sait). C’est donc là le point où ce que Foucault appelle ailleurs les « dispositifs de sécurité » entre en contradiction avec les principes du droit (juger un acte, ou si l’on veut un individu mais sur des actes avérés, non sur des soupçons, des potentialités…).

S’il y a toujours une certaine tension entre les dispositifs de sécurité et une logique juridique stricte, il faut souligner le danger actuel que, suivant un certain « populisme pénal » consécutif au choc des attentats, les dispositifs de sécurité ne prétendent s’affranchir des « entraves » du droit et des droits de l’homme pour se développer en une pratique autonome, discrétionnaire, soustraite au contrôle et au « travail de civilisation » du droit : le suspect devient alors uen figure plus importante que le coupable, les logiques de renseignement et de suspicion l’emportent sur les logiques judiciaires (présomption d’innocence, administration de la preuve, garanties procédurales…), le risque devient la justification d’une contre-violence préventive@hellip ;

— Penser l'ennemi, affronter l'exception, p176
La découverte

Nakagami, Kenji

Terrassier, le métier lui convenait. Le jour, il retournait la terre, la ramassait. Parfois il préparait le béton en utilisant la bétonnière. da,s laquelle il jetait sable, gravier, ciment, et eau. Sur les chantiers où l’on ne pouvait le transporter, il le préparait en plaçant sur une plaque en fer le tout qu’il pétrissait à l’aide de la pelle. Il lui arrivait aussi de niveler un chemin accidenté. Toute la journée, il remuait. Il s’asseyait par terre et fumait une cigarette. Il mangeait. Le soleil tapait. Le vent rafraîchissait son corps en nage. Il ne pensait à rien. Les arbres frémissaient. Il reprenait le labeur. La terre se retournait. Elle se retournait en proportion de la force avec laquelle il plantait puis retirait la pioche. Il la ramassait avec la pelle. Il coup de hanche qu’il donnait au moment de la soulever était décisif et il recueillait alors la terre toujours en proportion de la force mise dans ses bras. C’était franc et net ? Il n’y avait pas de méandres dans la terre comme dans le cœur des hommes. Il aimait le travail de terrassier

— Le cap, p49
Picquier poche

Nunez, Laurent

Mais l’idiosyncrasie est un soucis moderne, né d’une société capitaliste à l’intérieur de laquelle il faut toujours différer des autres à défaut de valoir mieux qu’eux ; et c’est un autre monde, celui de la littérature, où les Terroristes oublient que personne, au bout du compte, ne répète : Proust imitant Saint-Simon fait du Proust, et Aragon, lorsqu’il imite Camoens, ne l’imite pas tant que lui-même. Les premiers vers de Breton sont malllarméens, certes, mais ils ne sont pas de Mallarmé : nul n’est si doué ni si impersonnel qu’i l réussisse à reproduire très fidèlement le style d’un autre sans y mettre surtout du sien : et c’est dans cet échec mimétique que se tient joyeusement la littérature.

— Les écrivains contre l'écriture, p188
José Corti

Oé, Kenzaburô

M’éveillant dans l’obscurité qui précède l’aurore, je tâtonne dans ma conscience, où subsiste le climat d’un rêve amer, afin d’y retrouver une sensation fiévreuse d' « attente ». Ce tâtonnement vise, en vain, à retrouver, avec certitude, la sensation fiévreuse d' « attente », au fond de mon corps, comme, en brûlant les entrailles, le whisky, au moment où il est dégluti, rappelle son existence. Je replie mes doigts engourdis. Ma conscience, qui progresse, à contrecœur, sinueuse, vers la lueur, reconnaît que partout dans mon corps le poids de chaque parcelle de chair et d’os est perçue séparément et que cela cause une douleur diffuse. Ce corps pesant, dont chaque partie est en proie à une douleur diffuse et où nulle continuité ne se fait sentir, je l’assume avec résignation. Je dormais, les membres contorsionnés, dans une position telle que je ne veux à aucun prix me rappeler ce qu’elle est ni quand on l’adopte.

— Le Jeu du siècle, p9
Folio

Ono no Komachi

Dans le Yamashiro
à Kohata le hameau
il y en a des chevaux
mais je m’en viens pieds nus
bien que pensant à toi

— Visages cachés, sentiments mêlés
Gallimard

Moine :
C’est vous, la dame qui s’en vient tous les jours ? Dites moi quels sont les fruits que vous avez aujourd’hui ?

Femme :
Quels fruits j’ai ramassé de préférence ?
Les fruits des maisons des poètes.

— Visages cachés, sentiments mêlés
Gallimard

Pető, Andrea

Another reason why feminist crime fiction is a useful genre as a writing exercise for critical Gender Studies students is that, in customary crime fiction genre plots, the woman is a metaphor for mystery and sexual difference. Gender Studies critically examines the concept of “woman”. The new cultural historical approach seeks to analyze the woman as an object and agent of symbolic practices and policies. The woman as the heroine of, for example, revolutionary narratives is called into question by those women who have been left out of the version of the past that has been canonized as History.

— Writing Academic Texts Differently: Intersectional Feminist Methodologies and the Playful Art of Writing
Routledge

Pfaff, William

What Barret wrote was a prescient statement with political implications, for the fate of the American, unlike that of the European, is inevitably a political fate. In This, the United States is unique. The men who founded the United Sattes of america justified their creation, and their rebellion against the British Crown, as establishing a new and different kind of political society, making obsolete the kinds of goivernments that existed before the American Constitution was drafted. The nation today rest upon a political compact or treaty among people of increasingly diverse origin and religious belief, or lack of belief ; but who have in common a political vocabulary and constitutional system : and it is what justifies the national existence. The United States could as easily have been established in Australia or New Zealand, or any other large and mainly unoccupied tract of land in a reasonably habitable part of the world, as long as the Constitution was the same. If that Constitution should be abrogated, or if the political system that it established should fail or be overturned, then there would be no point to the United States. it would cease to be what it was intended to be, and we all might as well go back to where we came from.

— Barbarian sentiments, p180
Noonday

Potte-Bonneville, Mathieu

Robert Wyatt a sorti, il y a quelques année (chez Rykodisc), un album intitulé Schleep, et qui a bien marché. Schleep est un mot-valise, compression intraduisible de « sommeil » et « moutons ». La première chanson de l’album, Heap of Sheeps (disons « des tas de moutons ») raconte ceci : je ne peux pas dormir, et je décide de compter les moutons. Ils sautent la barrière, de droite à gauche, un par un. Se retrouvent de l’autre côté. Mais pour aller où ? Nulle part. Ils n’ont nulle part où aller, ne veulent ni ne peuvent quitter la scène, rient n’est prévu à cet effet – et il en vient toujours, un par un s’entassent dans l’étroit enclos qui sépare la barrière du bord de mon sommeil. Plein de moutons, qui sautent et s’entassent sur la gauche, en foule moutonnante. Je ne peux plus dormir.

Ceci pour dire : la prochaine fois que l’on arguera devant vous de la fin des clivages et de l’inanité qu’il y aurait aujourd’hui à distinguer la droite de la gauche, rappelez-vous. Est à gauche celui qui ne peut pas dormir parce qu’il se demande, la barrière franchie, où passent les moutons.

— Amorces, p25
Les prairies ordinaires

Certains hymnes se laissent reprendre, tous ensemble et en chœur ; d’autres tirent leur puissance de ce que chacun, solitairement, a peur de les chanter.

Toujours est-il qu’au lycée, en salle des professeurs, m’attendait une grande feuille Canson de couleur, calligraphiée au feutre. Elle disait, et c’est un troisième régime de vérité « Compte-tenu des attentats du 11 septembre, vous comprendrez qu’il est plus important que jamais d’interdire aux élèves de fumer sur le seuil, durant les interclasses. »

— Amorces, p32
Les prairies ordinaires

Je ne parle même pas de la mémoire, trop héroïque, de ceux qui dans le passé crurent à l’avenir, qui vinrent avant nous ; je parle plutôt des choses qui, d’avoir été faites, ne seraient plus à faire, seraient derrière nous. Le progrès nous donnait un passé, non comme tradition et effort continué, mais comme liste de courses dont certains articles seraient barrés, comme ce fond d’exigence susceptibles, certes d’être attaquées et défendues, mais basculées tout de même de l’autre côté de notre préoccupation, et libérant ainsi assez de consistance ou de simple attention au présent pour qu’agir devienne possible. La flèche, pointant vers l’avenir, disait que notre passé était nôtre, et passé : elle disait que nous n’aurions pas tout à faire en même temps, tout le temps. La table, en bref, n’était pas rase.

La fin de l’avenir désespère peut-être. Mais la fin du passé accable d’avance et disperse, c’est pire. Nous voyons aujourd’hui quelques signes de cet effritement, à mesure que la réversibilité gagne chaque segment du politique.

— Amorces, p122
Les prairies ordinaires

Allant jusqu’à parer son propre camp d’anciennes vertus dont on ne se souvenait pas qu’ils les ait récemment manifestées, le conptempteur de l’angélisme instruit à charge contre un adversaire qu’il a à sa main ; après avoir, autour de soi, esquissé à grand cercles dans l’air cette silhouette irresponsable et s’être ainsi en quelque sorte enveloppé dans rien, il mime celui qui trouve héroïquement la force de s’extirper de pareille fumée et peut alors, Houdini sans la boîte, convertir son cynisme en courage, sa bassesse en hauteur de vues, sa ralliements en sens de l’histoire.

— Éditiorial
Vacarme n°41

Pringent, Christian

« La poésie, dit Bataille, n’est pas une connaissance de soi – même, encore moins l’expérience d’un lointain possible. » Cela veut dire : poésie n’est pas expression positivée d’une subjectivité (un rendu plus juste de l’âme profonde du sujet). C’était l’avertissement de Maldoror : « N’essayez nullement de me faire connaître votre âme à partir du langage. » Pas non plus promesse d’un espace de réconciliation entre le parlant et le monde (cette promesse a fait pourtant beaucoup bavarder les poètes, René Char par exemple). Il n’y a pas de « lointain » ; Le monde ne se refuse pas. Et, sauf à mimer l’hallucination mystique, aucun autre monde ne s’offre pour nous à l’adhésion extatique. Il y a, par contre, le monde comme autre : l’altérité du monde à ce que nos langues en nomment et qui constitue pour nous le décor que nous appelons réalité.

— Deleuze et les écrivains Littérature et philosophie, p438
Cécile Defaut

Mais j’ai de plus en plus de mal à me décider à retravailler les premiers jets et à penser la composition d’un ensemble qui ferait livre (j’ai toujours essayé de composer des ivres de poèmes, d’éviter de publier de simples recueils). J’écris beaucoup de choses dans un style délibérément mirliton qui me vient de ce que j’aime dans Jarry et dans Queneau. Ça n’a pas grand intérêt, comme œuvre. Les affaires amoureuses me font beaucoup poétiser, aussi. C’est bien banal. Fort peu de choses à en sauver, au bout du compte. Il faudrait tout désarticuler, démystifier, dé-sentimentaliser ; raboter, réarticuler, retendre, densifier, opacifier, sculpter apathiquement. Ça fatigue d’avance. Et Ça intéresse qui, au fond ? Et puis il me semble que l’âge accentuer l’ambivalence de mon rapport à ce que l’on nomme encore couramment poésie. Je ne parle pas de ce qui s’est ré-inventé tout récemment côté Charler Pennequin ou Christophe Tarkos et qui est à coût sûr de la poésie — mais du genre un peu old fashion dont je suis en train de parler et dont les défis modernes seraient plutôt relevés aujourd’hui par un Philippe Beck. La poésie est une vieille maison, pour moi. J’y repensais tout récemment en lisant des poèmes qui vient de publier mon ami Steinmetz. À chaque fois que cette maison m’ouvre ses portes je sais quel effort il me faudra faire pour ne pas simplement me laisser aller à son charme et me vautrer sur ses bergères. J’ai encore la mémoire plein de poèmes que je sais insignifiants, indéfendables, idéalistes, kitsch ou ridiculement cambrés du mollet météorologiquo-prophétique. Du Char enchâssé dans sa Sorgue. De l’Aragon sous l’empire d’Elsa. Du Breton version « la religieuse aux lèvres de capucine ». Pire : du René-Guy Cadou, même du Saint-John Perse. C’est à peine avouable. Encore moins avouable : que ça se fredonne avec une sorte de frisson délicieux, qu’il y ait en moins une nostalgie, ineffaçable, de ces incontinences mièvres et de ces cadences rutilantes.

— Christian Prigent, quatre temps, p184
Argol

Pour composer ma fiction « maternelle », j’ai emprunté uqleuqes traites à la dame qui fut ma génitrice. Cela m’était faciliter par le fait que cette personne fut, d’entrée, pour moi, une figure de l’interdiction d’écrire. Dès mes premières publications, elle me l’avait signifié dans une lettre : «  Il faut que tu écrives des poèmes que ta mère puisse comprendre. » Pour cette dame, mes écrits ont toujours été une menace. Pas seulement Une phrase pour ma mère TOUS mes livres. Elle n’avait pas tord : c’est de la puissance du délié qu’elle avait peur. Elle m’a donc fait payer (cher) le prix de cette fantaisie obstinée. D’où rupture. « La Croix, c’est nos mères, disait Griddeck, et nous mourons tous de nos mères. » Dont acte.

— Christian Prigent, quatre temps
Argol

Quintane, Nathalie

Des cars de Russes entiers venaient ici, au Salton ; le plus ultime des peuples au lieu ultime. Des Russes, issus tout droit d’une préhistoire dostoïevskienne, prêts à se taillader les veines et à taillader les veines de leurs voisins et des voisins de leurs voisins après trois gouttes de mauvaise vodka ; des Russes, portant en trophée la toque tchétchène ainsi qu’un doigt coupé rangé dans un boîtier finement guilloché ; des Russes, avaleurs de rollmops à la régalade, tête penchée en arrière, l’occiput touchant le haut du dos ; des Russes, tirant au pistolet à plomb sur des poissons qu’on leur lançait en l’air et les rattrapant entre leurs dents, comme à Dunkerque le jour du kippers ; des Russes, léchant leur icône de poche et faisant un signe de l’index en travers du cou chaque fois qu’ils croisaient un Indien ; des Russes, se fouettant les uns les autres à l’aide d’une médaille à l’effigie de Poutine ; des Russes, buvant à plat ventre à même le lac et frappant simultanément l’eau de leurs deux mains comme Jean-Pierre Cargol dans L’Enfant sauvage de François Truffaut ; des Russes, récitant à la cantonade la première page de L’Éducation sentimentale puis hurlant, hébétés, Il est venu le temps des cathédrales ; des Russes, délégation sublime apprêtée pour l’entrée au bowling et la contemplation finale de sa lumière noire.

— Cavale, p65
POL

Rayon, Patrick

Contrairement aux étudiants d’université auxquels s’intéresse Becker (en particulier ceux de médecine), les lycéens ne procèdent pas à une construction concertée des usages sociaux de la dissertation. Cependant, dans la mesure où des procédés très routinisés apparaissent dans les copies, il y a bien une sorte de vulgate lycéenne sur ma façon de réduire un certain nombre des incertitudes qui empêchent de faire la dissertation. Les difficultés posées au « je » des lycéens par un exercice qui les met en tension suscitent vraisemblablement, chez eux, des incertitudes partagées et, en retour, des mobilisations de ressources assez proches. Assez loin des querelles des adultes sur les types de valeur à enseigner à l’école, les lycéens posent d’une autre façon la question du sens de cet enseignement dans un contexte donnée et contribuent, par leur travail propre, à donner à l’épreuve-dissertation un contenu dont la définition n’appartient plus à aucun des acteurs engagés dans sa réalisation. Les copies peuvent alors être lues comme des mondes composites, objet d’un accord par défaut. Elles l’ont été, ici, à partir de leur « déviance » par rapport à trois critères supposés particulièrement structurants des textes philosophiques : l’énonciation (qui écrit et pour qui ?), la mise en œuvre des ressources, (de quoi s’aide-t-on ?), la valeur des copies (quel but y poursuit-on ?).

— La « dissert de philo », sociologie d'une épreuve scolaire
Presses universitaires de Rennes

Risset, Jacqueline

Il est des traversées de différents types dans les civilisations poétiques. On passe du modèle à l’incertitude, au mélangé, à l’oubli, mais à chaque fois se fait jour une intensité qui peut être extraordinairement fugitive, et c’est à cela, peut-être qu’on la reconnaît. Paradoxalement, la traduction, qui est la possibilité de suivre à la trace tout un texte, de le suivre dans ses annexes et dans tous ses aspects, mot par mot, est aussi l’un des moyens pour approcher au plus près ce laboratoire invisible, où le vide et le plein, la continuité totale et la syncope, la faille, se composent, à l’improviste. Il est frappant de constater qu’un grand nombre de poètes de la modernité décrivent l’instant poétique comme celui de l’absence de rapport. Sans que le mot « sacré » ait d’ailleurs à être prononcé, il est clair qu’existe une analogie entre le sans-rapport du sacré et le sans-rapport de l’instant poétique.

— Traduction et mémoire poétique, p25
Hermann

Dans Les Chants de Maldoror apparaît en particulier l’utilisation stylistique de la langue de traduction – de la langue de la mauvaise traduction, qui est celle de la traduction scolaire. Une des caractéristiques des mauvaises traductions est, sans aucun doute, celle de comporter souvent, dans la même phrase, un moment d’élévation, de noblesse, de solennité rhétorique, et une chute inattendue : avant la fin de la phrase, le rythme se brise, la solennité s’écroule, le lecteur se retrouve précipité au sol et brusquement réveillé, se disant : ce n’était là qu’une traduction. Lautréamont fait de cette sorte de chute et de réveil une utilisation ironique, qui est la marque de son style, le style des Chants de Maldoror, qui ne cesse de porter le lecteur à des hauteurs hyper-hugoliennes pour le faire tomber d’autant plus violemment dans le dérisoire. provoquant cette déception renouvelée qui détruit ce que Dante appelait « le lien musaïque ». Lautréamont travaille quand à lui sur la discontinuité radicale, l’enseignement du lycée représentant l’initiation à la ruine de la rhétorique.

— Traduction et mémoire poétique, p82
Hermann

Robbe-Grillet, Alain

Un gros homme est là debout, le patron, cherchant à se reconnaître au milieu des tables et des chaises. Au-dessus du bar, la longue glace où flotte une image malade, le patron, verdâtre et les traits brouillés, hépatique et gras dans son aquarium.

De l’autre côté, derrière la vitre, le patron encore qui se dissout lentement dans le petit jour de la rue. C’est cette silhouette sans doute qui vient de mettre la salle en ordre ; elle n’a plus qu’à disparaître. Dans le miroir tremblote, déjà presque entièrement décomposé, le reflet de ce fantôme ; et au-delà, de plus en plus hésitante, la kyrielle indéfinie des ombres : le patron, le patron, le patron… Le Patron, nébuleuse triste noyée dans son halo.

— Les gommes, p1
Minuit

Roger, Alain

La philosophie, selon Freud, s’apparente à la paranoïa, en raison de son esprit de système, qu’elle partage avec les pathologies délirantes, de même que la religion a partie liée avec la névrose obsessionnelle, tandis que l’art évolue à proximité de l’hystérie. Cette thèse est particulièrement suggestive, car elle établit un lien essentiel entre la raison et sa propre déraison, qui n’est nullement l’absence, mais l’excès de la raison, le n’étant pas défectif, mais signe de démesure. On pourrait dire également que la bêtise – on a souvent souligné celle des ratiocinations paranoïaques –, en tant qu’excès de la raison suffisante, est inscrite virtuellement, et comme a priori, dans l’exercice de la raison, qui ne saurait en faire l’économie, de même que, selon la « Dialectique transcendantale » de Kant, la raison ne peut pas ne pas forger les trois Idées de l’Âme, du Monde et de Dieu, qui produisent nécessairement les paralogismes de la psychologie rationnelle, les antinomies de la cosmologie et les sophismes de la théologie rationnelle, autant d’excès (les Idées sont des totalisations abusives) que l’on peut sans doute critiquer dans leur prétentions théoriques, mais que l’on ne saurait éradiquer, puisqu’elle sont conaturelles à la raison pure.

— Bréviaire de la bêtise, p31
Gallimard - Bibliothèque des idées

« Et moi, très satisfait quand j’ai écris une page sans assonances ni répétitions. » « Quand je découvre une mauvaise assonance ou une répétition dans une de mes phrases, je suis sûr que je patauge dans le Faux. » Et ce « Faux », avec sa majuscule, n’est pas très éloigné du Bête. On peur imaginer que le fameux « gueuloir », ou Flaubert mettait à l’épreuve sa prose, avait pour fonction de la purger de toutes ses scories poétiques. Que faire alors, si l’on se sent décidément poète ? Se taire. Adieu. J’incline à croire que l’une des raisons du silence final de Rimbaud fut la révélation de cette bêtise-là. Il suffit d’avoir imprudemment siégé dans un jury de poésie, et d’avoir dû, pendant de longues sessions, s’infliger des niaiseries versifiées à l’ancienne ou bien, au contraire, des bulles de savon présentées comme autant de haïkus, pour se convaincre qu’il n’y a décidément plus grand chose à sauver de ce côté là et que la seule solution, si l’on se sent parfois démangé par le prurit poétique, c’est de se gratte en silence, comme nous le recommande Wittgenstein, dans un autre contexte il est vrai.

— Bréviaire de la bêtise, p185
Gallimard - Bibliothèque des idées

Rosat, Jean-Jacques

Les idées [totalitaires sont celles] qui sont capables de briser notre relation au monde ordinaire. Ce qui rend une idée totalitaire, ce n’est pas son contenu particulier (rien n’est plus opposé quand à leur contenus respectifs que les idées fascistes et communistes) mais son fonctionnement, ou, plus exactement, sa capacité à fonctionner comme un arme pour détruire l’homme ordinaire. aucun régime ou mouvement totalitaire n’a jamais proclamé que deux et deux font cinq. Ce serait une croyance aussi absurde que peu efficace. Mais si Orwell en fait le paradigme de l’idée totalitaire, c’est que l’absurdité même de son contenu fait mieux ressortir sa fonction première : priver les individus de tout usage de leur propre entendement (pour parler comme Kant) ou de tout usage de leurs propres concepts (pour parler comme Wittgenstein et Cavell). Si « deux et deux font quatre » n’est pas vrai, ou s’il n’est pas vrai que les pierres sont dures, alors je ne sais plus ce que veut dire le mot « vrai », et je ne peux plus l’utiliser.

— Quand les intellectuels s'emparent du fouet, Orwell et la défense de l'homme ordinaire, Revue Agone n°34, p97
Agone

Roy, Olivier

Le fondamentalisme est la forme du religieux la mieux adaptée à la mondialisation, parce qu’il assume sa propre déculturation et en fait l’instrument de sa prétention à l’universalité.

— La Sainte ignorance, p26
Points

C’est ici que se joue le débat entre le "fondamentalisme" et "accomodationisme" qui sont deux postures plus que deux théologies: le premier assume la rupture culturelle, le second considère que l’incarnation du religieux dans une culture (établie ou en gestation) est une condition de sa présence au monde. Pour le fondamentaliste, le critère de séparation est la foi: on ne partage que dans la foi. Pour l’accomodationiste, le croyant peut partager une culture et des valeurs communes avec le non-croyant. On peut parler d’un juif athée ou d’un incroyant de culture catholique, on voit apparaitre aujourd’hui le concept de "musulman athée", par contre on image mal un pentecôtiste athée, un salutiste agnostique ou un intellectuel de culture "témoin de Jéhovah".

— La Sainte ignorance, p28
Points

Les sociétés qui se veulent avant tout religieuses décrètent la réduction des marges et des déviations, et sont donc condamnées à une instabilité permanente, car le demande de pureté pose chaque personne dans une position aléatoire et intenable: ce sont des société du doute et du soupçon, donc de la peur (ce que l’on retrouvera dans les systèmes communistes staliniens ou tout héros peut devenir un traitre). L’idée a longtemps persisté après les guerres de religion en Europe que le sujet, pour être loyal, doit partager la religion du souverain (une loi, une foi, un roi), idée confirmée à la fois par l’édit de Nantes et sa révocation, mais cette affiliation est purement nominale.

— La Sainte ignorance, p196
Points

La sécularisation touche la foi, mais on pas nécessairement les valeurs. Lorsque la sécularisation porte sur le politique (séparation de la religion et de l’état), elle n’implique non plus pas forcément un débat sur les valeurs morales: cléricaux et anti-cléricaux peuvent partager la même conception de la morale, et les changements de moeurs n’impliquent pas automatiquement un conflit entre la religion et la culture.

— La Sainte ignorance, p200
Points

L’exculturation du religieux se produit quand la norme religieuse se détache de la culture. Pour le religieux, la culture apparait tout d’un coup comme paganisme et non plus seulement comme une réalité profane ou séculière, portée par la religion comme l’ombre d’elle-même. Cela arrive bien sûr dans les sociétés qui ont connu un processus de sécularisation, comme nous le verrons plus loin. Mais il n’y a pas de rapport mécanique entre exculturation et sécularisation: comme on l’a vu, une société sécularisée peut rester culturellement religieuse, mais, à l’inverse, l’exculturation apparait dans des société qui se veulent encore profondément religieuse, et qui pourtant ne pensent plus ce religieux dans le cadre d’une culture traditionnelle complexe, comme c’est le cas dans les pays de culture musulmane. Le divorce entre religion et culture peut dont intervenir en dehors du processus classique de sécularisation.

— La Sainte ignorance, p204
Points

Mais comment faire quand on accepte d’une part le cadre de la démocratie et des institutions (ce qui est le cas aussi bien pour l’église catholique, les protestants, les juifs conservateurs et des plus en plus d’islamistes), et que, d’autre part, on considère qu’il y a des valeurs non négociables (la "vie" , pour les chrétiens opposés à l’avortement, la charia pour les islamistes conservateurs). Le divorce n’implique pas forcément un conflit, mais il place la religion en position d’extériorité.

— La Sainte ignorance, p231
Points

Saga d’Egill, fils de Grímr le Chauve

Bárdr le pria de boire et de cesser ces railleries. Egill but toutes les cornes qui lui parvinrent, de mêma qu’à Ölvir. Alors Bárdr alla dire à la reine qu’il y avait là un homme qui leur faisait honte et qui ne cessait de boire en disant qu’il avait soif. Alors la reine et Bárdr mêlèrent du poison à la boisson et la firent servir. Bárdr signa la corne puis la remit à la servante : elle la porta à Egill en le priant de boire. Egill sortit alors son couteau et se l’enfonça dans la paume. Il prit la corne, grava des runes dessus et y fit couler son sang. Il déclama :

Gravons des runes sur la corne,
Rougissons de sang les signes ;
Je choisis ces mots pour le bois
Des racines des oreilles de la bête sauvage ;
Buvons à loisir la liqueur
De la serve accorte ;
Voyons le bien que nous fera
La bière que Bárdr signa

— Sagas islandaises
Pléiade

La corne vola en éclats et la boisson se répandit dans la paille. Alors Ölvir se trouva ivre. Egill se leva, conduisit Ölvir jusqu’aux portes, en tenant son épée. Lorsqu’ils arrivèrent aux portes, Bárdr arriva derrière eux en priant Ölvir de boire un toast de départ. Egill le prit, le but et déclama une vísa :

Voici que je vacille
Et la bière rend pâle Ölvir ;
Je fais écumer sur mes moustaches
Le liquide de la hallebarde de l’auroch ;
Tu n’es pas capable de prendre garde
À ce qui t’arrives, toi qui offre
La pluie du luages des estocs ;
Voici que déferle la pluie du féal de Hávarr

Egill jetta la corne, empoigna son épée et la brandit. Il faisait sombre dans le vestibule. Il transperça Bárdr par le milieu du corps, si bien que la pointe de l’épée lui ressortit dans le dos : il tomba, mort, et le sang jaillit de la blessure. Alors, Ölvir tomba et se mit à vomir. Egill sortit de la salle en courant. Il faisait nuit noire dehors. Egill quitta la ferme au pas de course.

— Sagas islandaises, p77
Pléiade

Simon, Claude

Et tandis que le notaire me parlait, se relançait encore — peut-être pour la dixième fois — sur cette histoire (ou du moins ce qu’il en savait, lui, ou du moins ce qu’il en imaginait, n’ayant eu des événements qui s’étaient déroulés depuis sept mois, comme chacun, comme leurs propres héros, leurs propres acteurs, que cette connaissance fragmentaire, incomplète, faite d’une addition de brèves images, elles-mêmes incomplètement appréhendées par la vision, de paroles, elles-mêmes mal saisies, de sensations, elle-mêmes mal définies, et tout cela vague, plein de trous, de vides, auxquels l’imagination et une approximative logique s’efforçaient de remédier par une suite de hasardeuses déductions — hasardeuses mais non pas forcément fausses, car ou tout n’est que hasard et alors les mille et unes versions, les mille et un visages d’une histoire sont aussi ou plutôt sont, constituent cette histoire, puisque telle est, fut, reste dans la conscience de ceux qui la vécurent, la souffrirent, l’endurèrent, s’en amusèrent, ou bien la réalité est douée d’une vie propre, superbe, indépendante de nos perceptions et par conséquent de notre connaissance et surtout de notre appétit de logique — et alors essayer de la trouver, de la découvrir, de la débusquer, peut-être est-ce aussi vain, aussi décevant que ces jeux d’enfants, ces poupées gigognes d’Europe centrale emboîtées les unes dans les autres, chacune contenant, révélant une plus petite, jusqu’à quelque chose d’infime, de minuscule, insignifiant : rien du tout ; et maintenant, maintenant que tout est fini, tenter de rapporter, de reconstituer ce qui s’est passé, c’est un peu comme si on essayait de recoller les débris dispersés, incomplets, d’un miroir, s’efforçant maladroitement de les réajuster, n’obtenant qu’un résultat incohérent, dérisoire, idiot, où peut-être seul notre esprit, ou plutôt notre orgueil, nous enjoint sous peine de folie et en dépit de toute évidence de trouver à tout prix une suite logique de causes et d’effets là ou tout ce que la raison parvient à voir, c’est cette errance, nous-mêmes ballottés de droite et de gauche, comme un bouchon à la dérive, sans direction, sans vue, essayant seulement de surnager et souffrant, et mourant pour finir, et c’est tout …) tandis que le notaire parlait, donc, je ne pouvais m’empêcher d’imaginer l’autre, celui qui avait ainsi défrayé la chronique de la ville et dont les gens comme le notaire n’avaient probablement pas finis de parler, tel que je l’avais vu la veille encore, tel qu’il était sans doute déjà quelques mois plus tôt (car il semblait appartenir à cette sorte d’êtres qui ont vieilli une fois pour toutes, non pas même au cours de leur adolescence, mais de leur enfance et qui, ce pas franchi, se trouvent sans doute hors d’atteinte, sinon du mal, de la souffrance, du temps, mais de leurs stigmates, de sorte que tout ce qui venait de se passer pendant cette brève période de quelques mois, les événements qu’il déclencha, ou plus exactement débrida — et ceci, sembla-t-il, bien plus que par ses actes, par sa seule apparition, sa seule présence, à la façon de ces réacteurs chimiques, de ces excitateurs, ou plutôt encore de ces objets chargés d’une vertu bénéfique ou maléfiques et qui n’ont besoin pour manifester leur puissance de faire autre chose que se contenter d’exister, d’être là — semblaient avoir passé sur lui, sinon sans l’atteindre, du moins, apparemment, sans laisser de traces, ni plus ni moins que n’importe quelle tempête venue du fond âges sur n’importe que galet roulé lui aussi depuis le fond des âges : seulement peut-etre un peu plus lisse d’avoir été traîné et brassé, un peu plus poli, débarrassé de ses dernières aspérités pour pour présenter à la fin cette surface sans repère, l’impénétrable visage de cette insoluble, oiseuse énigme du bien et du mal) lorsqu’il débarqua, tombant là au milieu de nous, à l’improviste, comme un caillou dans la mare, avec pour tout bagage cet appareil de photo qui ne le quittait jamais, sa bicyclette, et un antique sac de voyage à courroies datant au moins du début du siècle et renfermant sans doute en tout et pour tout avec quelques mouchoirs et chaussettes, trois ou quatre de ces chemises de flanelle grisâtre, décolorées à force d’avoir été lavées, au col et aux poignets élimés, et enfin cet énorme dossier que je vis une fois dans sa chambre, à couverture de toile, fermé par une sangle et contenant à grand-peine un fatras de vieilles lettres, d’épreuves de photos et de papiers jaunis qui constituaient, semblait-il, la totalité de sa fortune ; et alors, par une sorte de paradoxe facétieux et cruel, faisant naître, à peine apparu, révolte, désirs, discorde et colère, lui qui, selon toute apparence, se voulait, s’était choisi, était le contraire de tout cela et que l’on découvrit avec stupeur, lorsque tout fini, lorsque furent retombées et la vase soulevée, et les passions, non pas à vrai dire intact mais entier, peut-être parce qu’aucun être humain ne peut, même en se niant, arriver à se détruire tout à fait s’il ne va pas jusqu’à le faire dans sa personne physique, peut-être parce qu’il existe une sorte de pitoyable paix par-delà ou plutôt au tréfonds de toute douleur, comme au paroxysme de tout vouloir et de tout orgueil.

— Le vent dans Œuvres, p3
La Pléiade

Me demandant cherchant à l’imaginer lui avec sa cravate son gilet sagement boutonné son air d’étudiant appliqué devant cette porte épiant écoutant le silence de l’autre côté du mince panneau de bois en proie à ce désespoir absolu définitif devant lequel ou plutôt à l’intérieur duquel il se trouvait comme une bête piégée affolée se ruant comme un aveugle contre la trappe le leurre frappant et cognant et non plus alors la porte elle-même mais ce quelque chose d’invisible d’innommable d’impossible à atteindre à combattre sans forme l’intolérable en soi et de même qu’il avait maintenant oublié renié jeté par dessus bord tout ce que son éducation son hérédité lui avait appris amour-propre respect de soi parvenu ou plus exactement précipité dans un au-delà où toute décence tout contrôle étaient de simples mots privés de sens comme dans l’excitation d’un combat le corps peut devenir insensible aux blessures à la fatigue le sien tout à coup doué d’une force qu’il ne soupçonnait pas comme si à la place du timide personnage au regard étonné doux qui figurait comme par accident sur les photographies au milieu des peintres à têtes d’anarchistes et des femmes garçonnes c’était à présent une de ces créatures un de ces géants condamnés à d’impossibles travaux luttant arc-boutés nus musculeux et sans espoirs non pas contre quelques monstre ou hydre ou chimère ou griffes de lion ou même quelque rocher un obstacle sur quoi il aurait au moins pu avoir une prise diriger ses forces mais contre quelque chose d’aussi insaisissable qu’un brouillard l’obscurité le vide

— La bataille de Pharsale, Œuvres, p604
La Pléiade

Talese, Gay

Il reconnaît en outre qu’après avoir rédigé un beau projet de nécrologie, il en ressent une certaine fierté d’auteur et il lui tarde de voir cette personne mourir pour que son chef-d’œuvre soit publié. Si ce genre d’aveu peut difficilement donner de lui une image très romantique, il faut dire à sa décharge qu’il ne se distingue en rien des autres rédacteurs de nécrologies; même au sein de l’univers particulier de la salle où se traitent les événements concernant la ville de New York, on les considère comme un peu spéciaux.

L’ancien titulaire de la rubrique nécrologie du New York World-Telelegram and the Sun, Edward Ellis, également auteur d’un ouvrage sur le suicide, admet que ce n’est pas sans un certain plaisir qu’il voit de temps en temps une de ses anciennes nécrologie en attente remplir son affiche dans les colonnes du Telegram.

Chez Associated Press, M. Dow Henry Fonda annonce avec satisfaction qu’il se tient prêt, avec ses nécrologies parfaitement à jour de Teddy Kennedy, Mme john F. Kennedy, John O’Hara, Grayson Kirk, Lammot du Pont Copeland, Charles Munch, Walter Hallstein, Jean Monnet, Frank Costello et Kelso. En revanche, United Press International, qui a une demi-douzaine de meubles de rangement à quatre tiroirs pleins de « travaux préparatoires » – concernant jusqu’à John F. Kennedy, âgé de seulement cinq ans, et les enfants de la reine Elizabeth -, n’a pas de spécialiste à temps plein chargé des défunts. C’est chacun à son tour que les journalistes parlent des morts, quelques-uns des meilleurs clients étant confiés à un vétéran de la profession nommé Doc Quigg, dont on dit avec une certaine ferté qu’il sait en tirer quelque chose de « lisse et lyrique ».

Si l’on en croit quelqu’un qui fait figure de dinosaure dans le métier, le désir bien connu de tous les nécrologues de voir paraître leur texte n’est pas seulement une affaire de fierté d’auteur. C’est une possible survivante de l’époque où les propriétaires de journaux ne payaient pas les rédacteurs de nécrologie, souvent recrutés sur une base contractuelle; avant que le personnage traité ne soit effectivement mort – ou, pour dire les choses comme elles étaient parfois a l’époque, qu’il n’était pas « décédé », n' « avait pas quitté ce monde », « pour aller cueillir au ciel des brassées de lauriers bien mérités ». Alors en attendant, les journalistes de la salle ou se traitent les événements concernant la ville de New York constituaient parfois une sorte de « cagnotte des vampires » dans laquelle chacun versait cinq ou dix dollars. Ils devaient ensuite deviner qui, dans la liste des nécrologies en attente, serait le premier à tirer sa révérence. Karl Schriftgiesser, qui faisait office de croque-mort au Times il y a vingt-cinq ans, se souvient qu’avec ce genre de cagnotte le gagnant pouvait rafler jusqu’à trois cents dollars.

Aujourd’hui, cette pratique est révolue au Times, même si, pour des raisons tout à fait différentes, Whitman conserve dans un tiroir de son bureau une liste des vivants auxquels il accorde la priorité. Ces personnes figurent sur sa liste parce qu’il estime que leurs jours sont comptés, ou parce qu’il pense qu’elles ont accompli tout ce qu’elles pouvaient espérer accomplir, et qu’il ne voit plus aucune raison de reporter à plus tard la rédaction du texte les concernant. Il juge ces individus tout simplement « intéressants » et souhaite rédiger leur nécrologie à l’avance pour se faire plaisir.

Whitman a aussi ce qu’il appelle une « liste d’attente », sur laquelle figurent certains des dirigeants de ce monde toujours en vie, des monstres sacrés encore aux affaires où qui continuent de faire l’actualité pour d’autres raisons. Se risquer à rédiger la version « définitive » de leur nécrologie serait non seulement difficile, mais entraînerait en plus des changements et des ajouts réguliers. Alors, même si la biographie de ces gens “en attente” archivée à la morgue du Times est dépassée, comme c’est le cas pour Franco ou de Gaulle, Whitman préfère les laisser de côté encore un peu de temps avant de se livrer à une ultime mise a tour. Bien entendu, Whitman sait que n’importe lequel de ceux qui figurent sur la liste « d’attente » peut soudain disparaître, mais il a également sous le coude des candidats dont il pense qu’ils mourront avant eux ou seront alors oubliés par les médias. Il continue donc d’accorder la priorité à des gens qui ne figurent pas sur sa liste d’attente, et au cas où il se tromperait…​ eh bien ma foi, il lui est parfois arrivé de se tromper.

Il y a naturellement des gens dont Whitman pense qu’ils vont mourir bientôt et pour lesquels il a déjà rangé un éloge funèbre bien ficelé à la morgue du Times, mais qui ne mourront peut-être pas avant des années. Même si leur poids ou leur influence dans les affaires du monde décline, ils sont toujours en vie. Si c’est le cas - si le nom disparaît de l’actualité avant celui qui le porte, comme dirait A. B. Housman - Whitman se réserve le droit de réduire leur nécrologie en pratiquant l’art de la vivisection. C’est un homme précis, qui ne se laisse pas submerger par l’émotion. Si l’idée de la mort obsédait Hemingway et faisait perdre à John Donne une partie de ses moyens, elle fournit à Alden Whitman un travail qui l’occupe cinq jours par semaine et qu’il adore. Peut-être en mourrait-il prématurément si on le lui retirait pour le renvoyer derrière un bureau où il n’aurait plus à s’intéresser à ce genre de sujet.

— Sinatra a un rhume, p209
Éditions du sous-sol

Théron, Jean-Michel

Les entreprises sont remplies de dirigeants et de managers qui sont des adeptes de la science des nombres. Ils se reconnaissent aux temps qu’ils consacrent à l’étude des données numériques, par la façon dont ils font des nombres l’alpha et l’oméga de toutes choses dans l’entreprises, par leur acharnement à chercher dans les nombres la connaissance suprême et les clés de la prophétie. Ceux-là ne sont plus des ingénieurs ou des financiers. Ils partagent la fois des kabbalistes, des arithmosophes, des hermétistes, des géomaciens dans les propriétés métaphysiques des nombres. Ils disposent pour cela d’outils infiniment plus puissants que leurs prédécesseurs, les ordinateurs et les programmes informatiques comme Excel.

— Le pouvoir magique : Les techniques du chamanisme managérial, p44
Campus Press - Managment

En portant atteinte à l’existant, la réorganisation accomplit, au sein de l’entreprise, ce travail de destruction symbolique et créé les conditions d’un retour à la béatitude des premiers commencements. Elle fait oublier les erreurs et les échecs, créé une rupture avec le passé. Les jours vont pouvoir rallonger et le printemps revenir.

— Le pouvoir magique : Les techniques du chamanisme managérial, p55
Campus Press - Managment

Malgrès ces promesses mirobolantes, il est probable que très peu de responsables d’entreprises utilisent les prestations des marabouts d’origine africaine, même quand ces derniers sont à la pointe de la modernité comme le cabinet Toubango. Ceux qui sont tentés auraient probablement trop honte que cela se sache pour passer à l’acte. Les managers ont, par contre, infiniment moins de scrupules à faire appel à des consultants ou à des auteurs de livres dont les promesses alléchantes et parfois extravagantes les situent, sans doute possible, dans l’univers du maraboutage.

[…]

Les institutions les plus sérieuses n’hésitent pas à surenchérir dans le mirobolant. L’Afnor, Association française de normalisation, pourtant réputée pour sa littérature somnifère, propose Le Kit minute du manager. Le cabinet Toubango, qui prétend résoudre tous nos problèmes en moins d’une semaine, est dans les choux.

Et pour celui dont le budget ne lui permet d’acheter qu’un seul ouvrage, un choix s’impose, un choix déjà fait par quinze millions de lecteurs dans le monde entier, l’ouvrage de Stephen Covey, un mormon, qui connaît Les sept habitudes de ceux qui réussissent tous ce qu’ils entreprennent. Ça n’est pas du maraboutage, ça, Madame ?

— Le pouvoir magique : Les techniques du chamanisme managérial, p106
Campus Press - Managment

Tornhill, Adam

When we ruthlessly refactor away all signs of duplication, we raise the abstraction level in our code. And abstracting means taking away. In this case, we’re trading ease of understanding for locality of change.

— Your Code as a Crime Scene
The Pragmatic Bookshelf

Just because two code snippets look similar does not mean they should share the same abstraction. (Remember, DRY is about knowledge, not code.)

— Your Code as a Crime Scene
The Pragmatic Bookshelf

Patterns are more of a communication tool than a technical solution.

— Your Code as a Crime Scene
The Pragmatic Bookshelf

Patterns are a sophisticated form of chunking. Their names serve as handles to knowledge stored in our long-term memory. Patterns optimize our working memory and guide us as we evolve mental models of the problem and solution space.

— Your Code as a Crime Scene
The Pragmatic Bookshelf

Tschichold, Jan

Une typographie parfaite est certainement le plus aride de tous les arts. De parcelles données, rigides et dans rapports entre elles, doit naître un tout vivant et comme jailli d’une seule coulée. Seule la sculpture sur pierre rivalise avec elle en aridité. Pour la plupart des gens, une typographie parfaite n’offre pas d’attraits esthétiques particulier, car elle est d’accès aussi difficile que la grande musique. Dans le meilleur des cas, on en constate la présence avec gratitude. La conscience de servir anonymement et sans attendre de reconnaissance particulière, des œuvres de valeur et un petit nombre d’hommes optiquement réceptifs, est en général la seule récompense que reçoit le typographe pour son long apprentissage jamais achevé.

— Livre et typographie, p13
Allia

L’auteur redoute le typographe, l’imprimeur redoute le relieur, mais le chef de fabrication les craint tous les quatre plus que ces quatre-là ne le craignent. Il porte toute la responsabilité ; il doit avoir des yeux de lynx et autant de circonspection que le garde du corps d’un dictateur, aussi préfère-t-il, avant que l’on n’ait pu lire ne fût-ce qu’une ligne, abandonner la gloire ou la honte à la piétaille qui, naïvement narcissique, étale ses noms au grand complet. Il en a fait l’expérience : on ne sait jamais.

— Livre et typographie, p109
Allia

Vila-Matas, Enrique

J’ai derrière moi plusieurs jours de jeûne radical à Buda, uniquement deux sandwiches en une semaine, sept jus de fruit et de l’eau. M’ais je souhaite que, dès le départ, il soit clair que j’ai faim parce que je le veux, j’ai en effet refusé, par exemple, de manger au Kakania.

En, jeûnant à Buda, j’ai délibérément cherché à apparaître aujourd’hui devant vous, affaibli, ayant apparemment perdu le contrôle de mes pensées, mais pas complètement, juste assez pour que vous assistiez en temps réel et en direct à la construction en public du journal personnel d’un écrivain qui a faim et qui se complaît à dicter sa conférence au bord de l’abîme, à jouer son va-tout à la vue de tous, à dicter en prenant certains risque des paroles nocturnes à propos du journal comme forme narrative tout en se situant toujours au bord de cet abîme, mais en s’y accrochant.

Ayant l’impression qu’à tout moment, je peux tomber mort - à vrai dire, c’est dans une tension à mille lieux de toute idée de détente que j’ai réussi mes meilleures conférences-, mort de faim aujourd’hui devant vous tous, j’estime que vous dire que me rendre à ce Musée de Littérature de Budapest m’a obligé à interrompre à Barcelone le roman que je suis en train d’écrire précisément sur les journaux des écrivains, aide à s’orienter. Ce roman est, en même temps, un journal, mon journal d’écrivain malade de littérature, aujourd’hui à Budapest doublement malade, à cause de la faim, de ma faim d’artiste qui jeûne.

J’ai interrompu le roman pour être aujourd’hui avec vous, je l’ai interrompu à un moment où je parlais des cahiers de Valery, ces cahiers ou cette sorte de journal personnel d’où émergea la figure intellectuelle de M. Teste, dont l’ombre portée - incarnée aujourd’hui par le répugnant M. Tongoy - se projette sur ce salon historique. Je l’ai interrompu sur ce passage, mais je pense le reprendre avec ce qui se passera aujourd’hui, avec ce qui se produira au long de cette conférence. Par conséquent, vous êtes des personnages de mon journal romancé et vous devez être tout ouïe, bien attentifs à tout ce qui se passe et à tout ce que vous faites, car cela peut, à tout moment, avoir des répercussions sur vos vies. Si bien que je ne suis pas détendu, mais mon cher public fera bien de ne pas l’être non plus et de se souvenir de ce que disait John Donne, personne ne dort dans la charrette qui conduit à l’échafaud.

— Le mal de Montano, p260
10/18

Si le monsieur tenait un journal, celui-ci serait pour moi du plus grand intérêt, parce qu’il ne fait aucun doute que Rose et moi y apparaîtrions très souvent. S’il tenait un journal, je n’hésiterais pas un seul instant à le lui voler pour quelques heures, sans qu’il s’en rend compte, et à lire les pensées qu’il aurait déposées dans ces pages, à coup sûr fascinantes car il est pour moi tout à fait évident que M. Tongoy est un fin observateur et un penseur d’importance. Et aussi, peut-être ne vous l’ai-je pas encore dit, l’homme le plus laid du monde. Tel que vous l’entendez. Cela étant, ce n’est pas pour lui un problème, ce ne n’a jamais été, il pense que son intelligence l’embellit. Toutefois, je ne veux pas vous tromper : il est horrible, il est l’homme le plus laid du monde.

Le monsieur aimerait penser comme Valery et continuer l’œuvre de Musil, c’est pourquoi il se perd parfois dans les rues à la recherche de Musil. Il est moins perdu quand il enfile les corridors du Grand Hôtel Kakania où je crois qu’à présent, il n’enfile rien du tout, il est plutôt en train du cuver sa cuite d’hier, à moins, qui sait ? qu’il n’ait déjà récupéré et se dirige vers ici ou encore qu’il ne commence un journal personnel. S’il l’a entamé, je ne vais pas tarder à le lui voler. Quoique, à bien y réfléchir, ce soit absurde. Pourquoi lui voler son journal si je suis capable d’imaginer ce qu’il écrit : « Rosario plaît à Rosa parce que le pauvre homme ressemble à un Dracula miniature. La logique serait que ce soit moi qui l’attire, moi qui suis le plus classique des Dracula, même si je n’aime guère qu’on me rattache à un vampire, quel qu’il soit »

En conclusion, mesdames et messieurs, cher public hongrois, je crois que chacun d’entre nous devrait tenir le journal d’un autre. C’est un exercice on ne peut plus sain.

— Le mal de Montano, p278
10/18

Au troisième étage [de la maison natale de Goethe] se trouve le pupitre, éclairé par la splendide lumière venant de la fenêtre. Je regarde par la fenêtre le paysage que Goethe cpntemplait furtivement tandis qu’il écrivait les malheurs de Werther et je crois découvrir soudain de Goethe ne savais sans doute pas très bien, au fond, ce que c’est qu’un suicide et que c’est peut-être la raison pour laquelle un si grand nombre de lecteurs de Werther se suicidèrent : ils avaient découvert que le grand Goethe n’y connaissait rien…

— Le voyageur le plus lent, p27
Christian Bourgois

Volodine, Antoine

Off-Shore-Info, vous me recevez ?…​ Chers auditeurs, chères auditrices, ici Mario Schmunck. Je reprends l’antenne après un incident technique. Pour les personnes qui ont pris l’émission en cours de route, je vais énumérer brièvement les étapes du voyage qui suivent le décès, telles qu’elles sont décrites dans le Bardo Thödol. Premier jour, lumière bleue. Deuxième jour, lumière blanche. Troisième jour, lumière jaune. Quatrième, cinquième, rouge, verte. (Gong.) Ensuite, rencontre avec quarante deux déités organisées en groupes de cinq paires…​ C’est un compte bancal, mais comme je ne suis pas ici pour exprimer des opinions personnelles sur le système, je…​ Bon. Donc. Septième jour, rencontre avec les déités du Savoir, munies de couteaux courbes brandissant des crânes remplis de sang, des tambours et des trompettes en fémurs humains, des bannières en peau humaine. (Gong.) Du huitième jour au quatorzième jour confrontation avec les divinités irritées, buveuses de sang…​ Et ensuite, du quinzième au quarante-neuvième jour, errance misérable au cœur de la pénombre, dans une grande angoisse, au milieu des rafales de vent, sous la grêle et les cris de foules hurlantes à la mort…​

— Bardo or not Bardo, p69
Points

Il y a des règles, dit Freek. Il faut être patronné par la société d’entraide, il faut que les lamas donnent leur permission. Et surtout, il faut une autorisation de la municipalité et l’accord écrit du directeur du zoopark. Mais à eux, aux vautours, on ne demande pas leur avis. Les vautours ne coopèrent pas beaucoup. Ils ont peur des hommes qui entrent dans la volière pour leur envoyer de la viande de clown. Ils n’aiment pas manger des artistes de cirque. Aux vautours aussi, après, il faut que je dise des mots qui calment. Tout à l’heure je passerai dans la volière.

— Bardo or not Bardo, p210
Points

W. Said, Edward

On répugne cependant à admettre que les contraintes politiques, institutionnelles et idéologiques s’exercent de la même manière sur l’auteur en tant qu’individu. Un humaniste estimera qu’il est intéressant, pour bien interpréter Balzac, de savoir que, dans la Comédie Humaine, il a été influencé par le conflit entre Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, mais il aura vaguement l’impression que l’influence du même ordre exercée par les théories monarchistes profondément réactionnaires rabaissent son « génie » et ne méritent donc pas d’être étudiées aussi sérieusement. De même – comme Harry Bracken s’est acharné à le montrer –, des philosophe vont discuter de Locke, de Hume et de l’empirisme sans jamais tenir compte du fait qu’il y ait une relation explicite, chez ces écrivains classiques, entre leurs doctrines « philosophiques » et la théorie raciale la justification de l’esclavage et des arguments en faveur de l’exploitation coloniale. Ce sont des procédés très courant qui permettent à l’érudition contemporaine de conserver sa pureté.

— L'orientalisme, p47
Points Essais

En pratique. lorsque des Orientaux combattent l’occupation coloniale, vous devez dire (pour ne pas risquer un « disneyisme ») qu’ils n’ont jamais compris comme nous ce que signifie le self-government. Quand certains orientaux s’opposent à la discrimination raciale tandis que d’autres la pratiquent, vous dites « au fond, ce sont tous des Orientaux », et l’intérêt de classe, la situation politique, les facteurs économiques sont tout à fait hors du sujet. Ou alors, avec Bernard Lewis, vous dites que, si les Palestiniens arabes s’opposent à l’installation et à l’occupation de de leurs terres par les Israéliens, ce n’est rien d’autres que « le retour à l’islam », ou, comme le décrit un orientaliste contemporain de renom, l’opposition islamique aux populations non islamiques, un principe de l’Islam enraciné dans le septième siècle. L’histoire, la politique, économie ne comptent pas. L’islam est l’islam, l’Orient est l’Orient : remportez donc à Disneyland toutes vos idées sur la gauche et la boite, les révolutions et le changement.

— L'orientalisme, p195
Points Essais

Mes principales hypothèses de travail ont été et sont toujours les suivants: les domaines scientifiques, tout autant que les œuvres de l’artiste, même le plus original, subissent des contraintes et des pressions de la part de la société, des traditions culturelles, des circonstances extérieures et des influences stabilisatrices: écoles, bibliothèques, gouvernements ; en outre, les écrits, qu’ils soient érudits ou de fiction, ne sont jamais libres, mais sont limités dans leur jeu d’images, leurs présupposés et leurs intentions ; et enfin, les progrès faits par une « science » comme l’orientalisme sous sa forme universitaire sont moins objectivement vrais que nous n’aimons souvent à le croire. Bref, j’ai tenté jusqu’ici, dans mon travail, de décrire l'économie qui fait de l’orientalisme une discipline cohérente, même en admettant que, comme idée, comme concept ou comme image, le mot Orient a une grande résonance culturelle en Occident.

Je me rends compte que ces hypothèses sont par certains ôtés discutables. Nous supposons de manière générale que la science et l’érudition avancent ; qu’elles se perfectionnent, avec le temps qui passe et les informations qui s’accumulent, les méthodes qui deviennent plus raffinées et les générations de savants qui s’améliorent l’une après l’autre. En outre, nous cultivons une mythologie de la création : nous croyons que le génie artistique, un talent original ou un intellect puissant peut franchir d’un bond les limites de sa propre époque pour proposer au monde une œuvre nouvelle. Il y a une part de vérité dans des idées comme celles-ci, on ne peut le nier. Néanmoins, les possibilités de travail qui se présentent dans la culture à un esprit original ne sont jamais illimitées ; il est vrai aussi q’un grand talent a un respect très sain pour ce que les autres ont fait avant lui et ce que son domaine renferme déjà. L’œuvre de ceux qui l’ont précédé, la vie institutionnelle d”un domaine scientifique, la nature collective de toute entreprise savante : tout cela, sans parler de la situation économique et sociale, a tendance à limiter la portée de la production personnelle du savant. Un domaine comme l’orientalisme a une identité commutative et collective, une identité qui est particulièrement forte étant donné qu’il est associé avec la science traditionnelle (les classiques, la Bible, la philologie), les institutions publiques (gouvernements, compagnies commerciales, société géographiques, universités) et des écrits déterminés par leur genre (récites de voyages, d’exploration, fictions, descriptions exotiques). Cela a donné une sorte de consensus : certaines choses, certains types d’affirmations, certains types d’ouvrages ont paru corrects pour l’orientaliste. Il a bâti son travail et sa recherche sur eux, et ils ont, à leur tour, exercé une forte pression sur de nouveaux écrivains et de nouveaux savants. On peut ainsi considérer l’orientalisme comme une espèce d’écriture, de vision et d’étude réglées (ou orientalistes), dominées par des impératifs, des perspectives et des partis pris idéologiques ostensiblement adaptés à l’Orient. On enseigne l’Orient, on fait des recherches sur lui, on l’administre et on se prononce à son sujet de certaines manière.

— L'orientalisme, p348
Points Essais

Weyergans, François

Il lui répondit qu’en fait de cuisine ses compétences s’arrêtaient au choix des restaurants. Il ajouta que, par contre, il faisait bien les courses :

— Vous connaissez les photos de poivrons d’Edward Weston ?

— Oui, bien sûr, dit-elle, la fameuse série des Peppers qui date des années trente.

— Ses amis jugeaient que ces poivrons étaient des photos très érotiques alors qu’il maintenait qu’elles étaient tout ce qu’il y a de plus abstrait.

— Je les trouve plus érotiques que ses nus.

— Quand j’achète des poivrons, je choisis les plus beaux, les plus fermes comme s’ils devaient être photographiés par Weston. Mon idée, c’est que, plus on est cultivé, plus on s’amuse en faisant les courses. Je choisis les pommes de terre en hommage à Van Gogh, les salades en me souvenant que Rabelais écrivit : « Dieu n’a pas créé le carême mais les salades. » Je pense à Diogène qui offrit des figues à Platon, et à La Rochefoucault qui envoyait des maximes inédites à une amie sans prétendre pour autant mériter son potage aux carottes. Quand il ne réussissait pas à trouver les truffes qu’elle lui demandait, il lui envoyait à la place quelques Maximes qui, s’excusait-il, ne valaient pas de bonnes truffes.

— Trois Jours chez ma mère, p176
Grasset

Wood, Gordon

C’est ainsi que dans l’esprit de la plupart des whigs en 1776, les droits indiciduels, et même les libertés civiles fondamentales que nous jugeons si crucials, n’ont guère la pertinence théorique qu’on leur reconnaît aujourd’hui quand on les oppose à la volonté du peuple. C’est pourquoi, par exemple, tout au long du XVIIIe siècle les Américains peuvent lutter pour la plus large liberté de d’exprimer contre la magistrature, alors que dans le même temps ils punissent avec une rigueur sévère tous libelles séditieux attaquant les représentants du peuple au assemblées coloniales. Quiconque essaie de parler contre les intérêts du peuple « doit être tenu en exécration … Tout parole qui tend à affaiblir le pouvoir du peuple est un crime d’une nature démoniaque. » De fait, « c’est le plus impardonable péché en politique. » Ce n’est donc « aucunement d’une perte de la liberté, que les favoris de la cour peuvent se plaindre lorsqu’on les réduit au silence. Personne n’a le droit de dire un mot qui puisse mutiler les libertés de son pays ». On pouvait imaginer de protéger les libertés que la Common Law reconnaissait au peuple contre lui-même. « Car, qui pourrait être plus libre que le peuple qui exerce pae le canal de la réprésentation le pouvoir suprême sur lui-même ? »

— La création de la République Américaine : 1776-1787, p
Belin

Les Américains sont-ils capables d’accepter un gouvernement républicain ? demande avec inquiétude un Virginien, en juin 1776. « Avons-nous les qualités — application, frugalité, sens de l’économie et vertu — indispensable pour linstituer ? » Les lois et les constitutions, après tout, ne « doivent-elles pas être adaptées aux mœurs du peuple ? » Plueirus mois auparavant, à l’automne de 1775, au cours de débats du Congrès Continental sur la ferméture de tous les ports américains au commerce britanniques, les adversaires de l’orientation révolutionnaire que prenait l’Amérique mirent aussi en question l’aptitude des Américains à supporter les privations qu’entraineraient de telles restrictions économiques. « Le gouvernement républicain n’est guère meilleur qu’un gouvernement de démons », avertit John Johachim Zubly, un américian d’origin suisse. « Nous ne pouvons nous passer du commerce. Il est improdent de mettre la vertu à trop rude épreuve.» « Notre peuple doit montrer plus de vertu, dit Robert R. Livingston de New-York, qu’aucun peuple n’en a jamais eu.» Ce type de réglementation économique à grande échelle décidé par le gouvernament ne marcherait pas, déclaire John Jay, donc l’argument minait les principes républicains. « Nous avons plus à attendre de l’esprit d’entreprise, de l’activité et de l’industrie des entrepreneurs privés que de la ,nonchalance des assemblées. » Les Américiains avaient besoins de marchandises, et des entrepreneurs privés sauraient mieux les obtenirs. « La vertu publique n’est pas aussi active que l’amour du profit privé. FErmerons-nous la porte à l’entreprise privée ? » Mais les révolutionnaires du Congrès ne voulurent rien entendre de cette justification de l’égoïsme. « Nous pouvons nous passer du commerce », dit Samuel Chase. « J’ai un trop bonne opinion de la vertu de notre peuple pour supposer qu’il renâclera. » Or la fermeture des ports fera que « les marchands ne s’enrichiront plus — voila le hic !… Il nous faut ou bien renoncer aux profits du commerce, ou bien perdre nos libertés. » Toujours est-il que ces profits ne sont pas un avantage, ajoute Richard Henry Lee, car « l’argent a corrompu les États comme les individus. » Au demeurant, les conventions et les comités populaires sauraient réprimer toute violation du bien public

— La création de la République Américaine : 1776-1787, p132
Belin

Assurément, en républicains hostiles au cumul de « multiples emplois par un seul homme », charges qui ne sont manifestement qu’une source de richesses et ne sauraient jamais être exercées comme il convient, les Américains s’acharnèrent à empêcher qu' « un seul homme, une seule famille, ou leur clientèle, n’accaparent de nombreuses places d’honneur ou de profit. » Le peuple devrait veiller à ce que « jamais la même personne ne cumule plusieurs emplois ou même que jamais elle ne s’en voie conférer plus d’un » ; tel était ce soucis qu’un écrivain radical de Pennsylvanie alla jusqu’à proposer que « jamais un gouverneur, un conseiller, un représentant, un shérif, un coroner, un avoué, ou un greffier ne devienne juge de paix. » Ainsi les constitutions de 1776 portent-elles la marque des craintes qu’éprouvaient les Américains ; ils s’attaquèrent au cumul des emplois par des oligarchies administratives — pratique qui depuis si longtemps permettait à des hommes de satisfaire égoïstement leurs propres intérêts et de s’enrichir aux dépends du public — et ils insistèrent très explicitement, comme dans la Constitution de la Caroline du Nord, sur le fait « que nul dans l’État ne détiendra plus d’une fonction lucrative à la fois ».

Pourtant, la séparation des pouvoir revêtait aux yeux des Américains une dignification plus précise que la pure et simple abolition du cumul des emploirs — une signification qui déroulait de leur conseption du fonctionnement de la politique au XVIIIe siècle. En effet, ce qui inquiétait particulièrement les colons, c’étaient les moyens par lesquels les gouverneurs avaient usés de leur pouvoir pour influencer et contrôler les autres organnes de la constitution, notament les représentants du peuple aux assemblées. Les chefs de la magistrature avaient tenté non seulement d’instituer des circonscriptions électorales

— La création de la République Américaine : 1776-1787, p194
Belin
— La création de la République Américaine : 1776-1787, p
Belin

Woolf, Virginia

L’amour doit être détrôné en faveur de quarante degrés de fièvre, la jalousie s’effacer devant les élancements de la sciatiques, l’insomnie jouer le rôle traître et le héros s’incarner dans un liquide blanc au goût sucré, le puissant prince aux yeux de phalène et aux pieds vifs, qui répond entre autre au nom de Chloral.

— De la maladie, p30
Rivages poches

Yu, Derek

Some people are also natural tool builders instead of game builders. For them, the game is the reason for building game engines and tools, not the other way around, and their ultimate dream is to build engines and tools that are so efficient, so optimized, and so friendly that the game practically builds itself. To them, the engine itself is a work of art, too, and I’m inclined to agree. In practice, though, it’s easy for someone like this to noodle on their game engine ad infinitum.

— Spelunky
Boss Fight Books