Le livre
Ce livre de David Turnbull parle de la manière dont la connaissance scientifique est construite.
L’axe de travail de l’auteur est de dépasser l’idée d’une connaissance scientifique purement objective et pure, pour comprendre comment les choses se passent réellement.
Pour cela plusieurs exemples sont examinés.
Tout d’abord deux types de connaissances qui ne répondent pas aux critères de la science : celui de la construction de la cathédrale de Chartres, puis celui des techniques de navigation dans le Pacifique. David Turnbull cherche ici à isoler ce qui fait que ces connaissances ne sont pas considérées comme scientifiques, bien qu’en partageant certains caractéristiques.
Ensuite deux cas où il s’agit de montrer que même la recherche scientifique s’inscrit dans un contexte social qui la contraint : celui de la lutte contre la Malaria et de l’étude des turbulences.
Si les exemples sont intéressants, la partie théorique m’a semblée plus faible avec beaucoup d’effets de style et de généralisations pas très argumentées. L’auteur semble apprécier la pensée de Bruno Latour et j’ai eu effectivement l’impression de retrouver une parenté malvenue.
La thèse de l’auteur est que le critère qui détermine si oui ou non une connaissance peut être qualifiée de scientifique est sa capacité à être transportable. Autrement dit : peut-elle être codifiée d’une manière à ce qu’on puisse la transmettre d’un endroit à l’autre en gardant sa valeur ?
La science n’est pas née transportable mais l’est devenue à la suite d’un long processus : il a fallu par exemple codifier la manière de rédiger des publications, ou construire des réseau de confiance pour éviter d’avoir à assister physiquement à une expérience pour faire confiance à ses résultats.
Ce fonctionnement a pour effet de masquer le laboratoire où la science est construite, et de rendre invisible les connaissances qui ne répondent pas à ces critères.
Je pense que la lecture du livre ne se justifie pas : un bon résumé devrait suffire.
Construire une cathédrale sans architecte
La partie qui m’a le plus intéressée est celle qui concerne la construction de cathédrale de Chartres.
La thèse de l’auteur est que la construction s’est faite sans que personne ne définisse à l’avance un plan précis et formalisé pour la cathédrale, et que “construire une cathédrale” nécessite des connaissances pratiques mais assez peu de compréhension théorique.
À partir d’un plan sommaire, les différentes équipes résolvaient les problèmes au fur et à mesure. Pour cela elles partaient d’un ensemble de solution pratiques à des problèmes spécifiques, qu’elles enrichissaient par essai et erreur.
L’analyse de la cathédrale permet de montrer des incohérences où des solutions différentes ont été apportées aux mêmes problèmes. La lecture des livres disponibles à l’époque montre comment une construction pouvait se penser en termes d’assemblages de solutions locales sans nécessiter de connaissance en physique des matériaux.
Le chantier était donc un “chantier-laboratoire”, où on testait et inventait en même temps qu’on construisait, et où la connaissance était locale, c’est-à-dire portée par les différents personnes. Le savoir se transmettait aux autre cathédrale par le déplacement des individus entre les chantiers.
Les cas où il était nécessaire de “transporter” des informations à l’extérieur, par exemple la taille des pierres à tailler, cela se faisait d’une manière très pragmatique, avec par exemple des patrons à reproduire à la même taille.
Le texte cite d’autres livres qui concluent à la nécessaire existence d’un architecte au sens moderne sans qu’aucune preuve ne l’atteste. Le raisonnement qu’ils suivent prouve leur biais “moderne” :
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construire quelque chose d’aussi complexe ne peut se faire qu’avec une approche moderne ;
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l’approche moderne nécessite un fonctionnement centralisé par un architecte et une compréhension théorique ;
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la construction de la cathédrale a donc dû se faire ainsi, et donc il devait y avoir un architecte.
Le basculement de l’auteur est que l’absence d’architecte doit amener à questionner la première hypothèse, et donc à accepter que les choses ont dû se faire autrement.
Code et connaissances portables
Ce sujet recoupe les discussions sur le développement logiciel et la posture d’artisant·e des personnes qui codent.
La tension entre une connaissance pratique, qui s’enrichit localement dans des “projet-laboratoire” s’y oppose bien à une approche plus transportable et universelle.
De même les débats sur la place et la nécessité ou pas d’avoir des architectes portant une vision transverse.
Cela se voit jusqu’au choix des langages de développement entre les langages malléables propres à une adaptation locale et contextuelle, et ceux plus “raides” qui rendent plus facile la gestion des personnes.
La conclusion du livre tendrait à dire que la solution à ce type de question n’est pas absolue mais résulte d’un consensus, et qu’aussitôt qu’il est atteint perdra son statut d’accord entre personnes pour se faire passer pour vérité universelle et immuable.
Ça ne va pas être simple.