En informatique, le lean a la cote. Entre les kanbans, le kaizen, et le fait de ne pas faire de stock, ses mot-clés font parti du vocabulaire de l’agile.
On entend aussi de grands discours sur l’importance de la qualité et l’empowerment des équipes, en citant de vagues choses à propos de Toyota, la conclusion générale étant que le lean était indiscutablement une bonne chose.
À l’inverse, l’autre occasion d’entendre parler du lean, c’est lorsque des syndicats ou des salarié·e·s réagissent à la mise en place d’une transformation lean dans une organisation en dénonçant la dégradation de leurs conditions de travail, que cela passe par des grèves ou parfois des suicides.
J’ai donc cherché à en savoir un peu plus sur ce qu’était le lean dans sa pratique initiale, c’est-à-dire dans l’industrie automobile japonaise en cherchant des sources de fond.
Le livre d’origine du buzz autour du lean est The Machine That Changed the World, malheureusement les analyses qui en sont faite le décrivent comme extrêmement partial car ne présentant le lean que du point du vue du management.
La majorité des livres actuels sur le sujet sont plutôt des ouvrages de consultant·e·s vendant de la transformation lean, et au final je suis tombé sur un livre universitaire américain rassemblant des contributions à un congrès de 1993. Le livre commence à être ancien, mais il correspond à la période à la mise en place du lean aux USA et où son invention au Japon était encore suffisamment proche pour avoir des témoignages directs.
Le livre couvre plusieurs aspects du sujet : des historiques de sa mise en place dans différents pays et donc dans différents contextes, des explications très concrètes sur l’organisation du travail dans les chaînes de montages, ou des discussions sur les problèmes de mesure de la productivité. Les études sont riches et, même si elles convergent sur certains points, elle ne sont pas toutes d’accord entre elles sur d’autres, notamment sur les mesures de productivités.
Le lean, les leans
Si je m’intéresse au lean original pour mieux comprendre son application aux projets informatiques, je ne pense pas que les deux ont les mêmes caractéristiques.
Cependant, comprendre le lean original permet de savoir si certaines de ses pratiques ou de ses méthodes sont là dès l’origine, ou s’il s’agit de déviances.
En effet, quand je discute de méthode de travail, j’ai de nombreuses fois rencontré des personnes qui refusent d’entendre telle ou telle critique en répondant “cela arrive seulement dans des cas où la méthode est fourvoyée, quand on s’y prend correctement cela n’arrive pas, du coup ce n’est pas la méthode en elle-même qui est en cause”.
Certes il s’agit souvent de mauvaise foi : si, quand on met une méthode en place, cela fini mal dans la très grand majorité des cas, c’est probablement qu’il y a un quand même problème.
Mais pouvoir justifier qu’une certaine chose fait effectivement partie de la méthode de base permet de recadrer la discussion plus facilement.
Voici donc ce que je retiens du livre.
Le lean ou la lutte contre les syndicats défendants les salarié·e·s
L’historique de la mise en place du lean chez Toyota et Suzuki montre bien combien le lean doit à l’intensification du travail et aux régressions des conditions de travail des salarié·e·s.
À l’origine du lean au Japon il y a donc une lutte féroce contre les syndicats, pour revenir sur les avantages acquis, avec l’appui parfois du gouvernement, allant jusqu’à l’usage de la force. Dans les entreprises considérées, les membres des syndicats revendicatifs ont été systématiques licencié·e·s jusqu’à ce que ne subsistent que des syndicats d’entreprises directement issus de la direction.
Limiter le pouvoir des personnes
L’organisation des équipes vise à limiter le pouvoir des personnes : si la capacité des ouvrier·ère·s à intervenir sur plusieurs postes de travail est mis en avant comme un avantage en terme de compétences par rapport à une organisation classiques où les personnes sont spécialisés sur un poste, il s’agit surtout de rendre les personnes plus facilement remplaçables et donc de limiter leur pouvoir de négociation.
Pour les postes de fabrication, une usine lean a donc beaucoup moins d’échelons de compétences, l’objectif étant d’avoir le maximum de personnes au rang le plus bas.
Dans le lean, comme dans son prédécesseur le fordisme, le travail est codifié sous forme d’ensemble de gestes à répéter de la façon prescrite. Être capable d’intervenir sur plusieurs postes dans ce modèle signifie donc savoir appliquer les suites de gestes adéquats, et donc pas forcément maîtriser des compétences valorisables sur le marché du travail.
Le kaizen
L’amélioration continue est au cœur du lean. L’objectif est de modifier régulièrement les process mis en œuvre pour augmenter la productivité et diminuer les erreurs en s’appuyant sur l’ensemble du personnel et plus seulement les personnes spécialisées dans ce sujet. Dans le discours, cela est souvent mis en avant sous forme de droit à l’expérimentation pour les équipes, et donc de liberté accordée.
Dans la réalité, le kaizen dans les usines japonaises consiste à demander aux ouvrier·ère·s d’émettre des suggestions, qui seront ensuite testées et évaluées par des équipes spécialisées, pour ensuite être mises en œuvre sous forme d’évolutions des processus standards qui devront êtres suivies par les équipes.
Cela signifie que les personnes sur le terrain ne disposent pas de capacité d’essayer mais seulement de capacité de proposer.
Organiser ainsi l’innovation permet à l’entreprise d’empêcher des personnes ou des équipes d’acquérir des savoir-faire spécifiques et ainsi d’augmenter leur valeur, toute amélioration doit être capturée par l’entreprise pour être valorisée.
L’autonomie des équipes
Dans le lean des objectifs de production sont donnés aux “équipes” qui sont chargées de les mettre en œuvre collectivement de manière autonome. À nouveau cela peut évoquer des images de travail en commun et d’horizontalité.
Mais comme on l’a vu, il n’est pas permis aux personnes de décider de modifier leur manière de travailler. Et comme les équipes sont responsables de la tenue des objectifs, il ne leur est pas permis de faire appel à l’extérieur.
Leur seule marge de manœuvre est donc la quantité de travail que les personnes fournissent.
Donner des objectifs par équipes à des groupes dont les membres sont capables de se remplacer les un·e·s les autres, cela signifie que si une personne est absente c’est aux autres de s’organiser pour tout de même tenir les objectifs, en travaillant plus fort ou plus longtemps.
Cela permet également de culpabiliser les personnes absentes car elles savent que les autres doivent compenser le travail manquant.
De la même manière, si on met en avant la capacité des ouvrier·ère·s à arrêter eux-même la chaîne de fabrication en cas de défaut de fabrication, on parle de moins des heures supplémentaires, pas forcément payées, qui seront nécessaire pour rattraper le temps perdu.
L’entreprise organise donc volontairement une forme de pénurie en faisant en sorte que l’esprit de groupe force les gens à tenir tout de même.
Le management japonais est tout à fait explicite dans le fait qu’on alloue toujours des ressources insuffisantes par rapport aux besoins, de façon à ce que les équipes et les personnes soient toujours en tension et travaillent toujours à la limite de leur capacité.
Les comparaisons de taux de suicides et d’accidents avant et après la mise en œuvre du lean illustre le coût de ces pratiques.
Pour conclure
Ma lecture semble confirmer que l’essence du lean correspond plus à ce dont on entend parler au tribunal qu’à ce qu’en disent certain·e·s des coach·e·s qui font profession de transformer les organisations selon ces principes.
Encore une fois, cela ne signifie pas que tout est à jeter dans cet univers.
En revanche cela signifie qu’il faut être vigilant·e quand à la manière dont ces pratiques sont mises en œuvre, car on voit que l’écart entre le discours et la réalité a été, dès le début, assez grand, et que cela a souvent été au détriment des personnes.