Des entreprises “traditionnelles” se mettent à installer des baby-foots pour leur personnel. Elles le font pour faire comme les start-ups, dont beaucoup ont des baby-foots, des tables de ping-pong, ou des consoles de jeux vidéo.
Leur idée est qu’en faisant "comme les start-ups", c’est-à-dire en reproduisant des choses qu’on y observe, elles pourront en tirer des bénéfices : "en ayant un baby-foot comme Google, je deviendrai aussi innovant qu’eux".
Ce phénomène a un nom : le culte du Cargo:
Le culte du cargo est un ensemble de rites qui apparaissent à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle chez les aborigènes, notamment en Mélanésie (Océanie), en réaction à la colonisation. Il consiste à imiter les opérateurs radios américains et japonais commandant du ravitaillement (distribués par avion-cargo) et plus généralement la technologie et la culture occidentale (moyens de transports, défilés militaire, habillement, etc.), en espérant déboucher sur les mêmes effets, selon ce qu’on a qualifié de croyances « millénaristes ». En effet, les indigènes ignorent l’existence et les modalités de production occidentale ; dès lors, ils attribuent l’abondance et la sophistication des biens apportés par cargo à une faveur divine.
Le culte du cargo est au cœur d’une partie du consulting en organisation :
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observer des systèmes qui ont une caractéristique désirable (être innovant, être efficace…) ;
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déterminer quelles sont les causes de cette caractéristique (pourquoi sont-ils innovants ?) ;
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vendre cette analyse à leurs client·e·s et les aider à la reproduire.
La démarche théorique ne produit pas nécessairement des cultes du Cargo, mais la manière dont elle est souvent mise en œuvre le fait :
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observer des systèmes qui ont une caractéristique désirable ;
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déterminer quelles sont les causes de cette caractéristique qu’on pourrait reproduire facilement chez nos clients ;
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vendre cette analyse à leurs client·e·s et les aider à la reproduire.
Ce biais existe car de nombreux clients voudraient obtenir certains résultats sans être prêts à entreprendre les actions nécessaires pour cela.
La conséquence de ce biais est que lorsque les causes réelles ne sont pas faciles à reproduire, on se rabat sur d’autres causes qui le sont, même si elles n’ont que peu ou pas l’effet escompté.
Si un·e consultant·e propose de l’accompagnement stratégique sur plusieurs mois/années iel ne sera probablement pas retenu·e, mais si iel propose des baby-foot, iel a toutes ses chances.
La pensée magique fait le reste.
Le cas du baby-foot a une particularité. Pour le comprendre, il faut connaître le fonctionnement réel des start-ups. Une start-up installe un environnement de détente pour compenser des conditions de travail qui seraient sans cela inacceptables : instabilité du travail, inconnues sur l’avenir de l’entreprise, stress. Le baby-foot ne les aide pas à devenir plus innovants, mais les aide à tenir le coup dans un environnent de travail très mouvant.
Il s’agit donc d’une sorte de culte du cargo inversé : on ne reproduit pas les signes du succès, mais les signes de douleur.
Je ne suis pas certain que ça soit la meilleure façon d’innover.
Merci à Christophe Thibaut pour les éclaircissements et les formulations.